Le 9 décembre dernier Pagina/12 publiait une allocution[note 1 || article original :
El infierno no termina al cerrarse las puertas del campo de concentración ] de Juan Gelman donnée durant la première Rencontre internationale de la mémoire historique à l’Université de Salamanque. Ce texte m’a fortement marqué et j’ai décidé de le traduire en français. C’est ma toute première traduction et je remercie infiniment l’ami Quinine pour son aide et ses corrections.
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Je suis le père d’un garçon de vingt ans que la dernière dictature militaire argentine a enlevé, torturé, assassiné en 1976 et dont elle a aussi fait disparaître les restes, retrouvés treize ans plus tard grâce au travail infatigable de l’équipe d’anthropologie légiste argentine. Je suis le beau-père de sa femme, enlevée quand elle avait dix-neuf ans, alors qu’elle était enceinte de huit mois et demi, transférée de Buenos Aires à Montevideo, puis assassinée par la dictature militaire uruguayenne deux mois après avoir donné le jour à une petite fille ; elle est toujours portée disparue et sa fille a été confiée à un policier dont le couple était stérile. Je suis le grand-père de cette enfant, dont on m’a volé les vingt-trois premières années d’existence et que ma femme, Mara La Madrid Å\ qui n’est pas la mère de mes enfants Å\ et moi avons cherchée et retrouvée après une longue enquête. Rien de tout cela n’aurait été possible sans les témoignages verbaux de survivants uruguayens et argentins, sans divers dossiers judiciaires, et même militaires, sans ce fichier si particulier que possède l’hôpital Durand de Buenos Aires (une base de données sanguines des familles de disparus), sans une campagne internationale de dénonciation soutenue par des dizaines de milliers de poètes, d’écrivains, d’artistes et de gens ordinaires de cent vingt-deux nationalités, sans livres, sans documents, sans l’Internet, sans vidéos et, par dessus tout, sans l’impérieuse volonté de découvrir la vérité.
Je m’exprime ici en me fondant sur l’expérience argentine. Par où commencer ? Par cette mère qui, jour après jour, année après année, rangeait la chambre de son fils disparu et, le soir venu, lui préparait la soupe qu’il avait l’habitude de manger en rentrant du travail et qui, désormais, refroidissait inévitablement sur la table ? Par ce rêve de la fille d’une disparue : « Maman vit dans l’appartement de la rue 47[note 2 || A La Plata, les rues n'ont pas de nom, juste un numéro. Outre qu'elle est la capitale de la province de Buenos Aires, La Plata est une importante ville étudiante. On y compte de très nombreux disparus, tant chez les fonctionnaires que chez les étudiants, très politisés à l'époque ]. Je vais lui rendre visite. J’ai peur qu’elle ne m’embrasse et qu’elle ne se transforme ainsi en fantôme. » Le temps a passé depuis la disparition de ce fils, de cette mère, mais leurs proches n’ont encore pu faire leur deuil et ne le pourront pas tant que les dépouilles des disparus n’auront pas été retrouvées et ne reposeront pas en un lieu voué à la mémoire et au recueillement, tant que ceux qui restent ne sauront pas toute la vérité sur leur souffrance, tant que cette vérité ne conduira pas à la Justice.
L’enfer ne s’achève pas avec la fermeture des portes des camps de concentration et l’extinction des fours : si l’enfer militaire qu’a connu l’Argentine s’est achevé il y a un quart de siècle, des centaines de milliers de personnes les enfants, les parents, les frères et les sœurs, les familles, les amis des disparus continuent à vivre le second acte de cet enfer qui crépite dans la mémoire et qu’il est impossible d’éteindre. « Depuis lors, à une heure incertaine/Cette souffrance me revient/Et si pour écouter mon épouvantable histoire, je ne trouve personne/Dans la poitrine, le cœur me brûle » dit le vieux marin d’un poème de Coleridge dont s’est souvenu Primo Levi. Pour de nombreux Argentins, Uruguayens, Chiliens, Centraméricains, citoyens de tant d’autres latitudes, ces quelques vers reflètent la vraie vie et continuent à brûler.
« Dans notre pays, l’oubli pèse moins que l’Histoire » remarque l’écrivain Adolfo Bioy Casares. En Argentine, mais pas seulement. Dès le départ des dictateurs sont apparus les organisateurs de l’oubli. « Pourquoi renouer avec la peine ? » demande Ismène à Œdipe. « La douleur arrive avec la peine, et l’on souffre à nouveau à son souvenir. » Le Jour des morts, les Mexicains vont dans les cimetières, s’assoient autour des tombes, jouent de la guitare, chantent… Ils demandent à leurs défunts de continuer à reposer en paix et, à leur tour, de laisser en paix les vivants, pour que ceux-ci se souviennent d’eux sans frayeur. Mais les familles des disparus, elles, n’ont pas d’endroit où parler à leurs défunts, ces fantômes incertains qui reviennent souffrir dans la mémoire.
« Les parents ont perdu leurs enfants et leur chagrin est sans fin. Ils connaissent maintenant la douleur sans remède » dit Eschyle. Serait-ce que chaque souvenir apporte avec lui des peines qui s’accumulent, couche après couche, qui se convertissent une géologie de la douleur ? Peut-on dialoguer avec la douleur, feindre qu’elle a un visage, qu’elle n’est pas une puissance qui va et vient, qui proteste contre la mort de l’être aimé, qui lui donne corps et l’affirme en la niant ? La folie serait-elle l’ultime exutoire de la douleur, une manière de se transformer en douleur pour ne pas en souffrir et disparaître en elle ? Serait-ce une manière de ne faire qu’un avec la victime et ainsi de mourir avec elle ? Les proches des disparus sont ailleurs. « Seul un fou, seul un fou qui a perdu l’esprit peut oublier la mort de son père » dit Électre. Ou la mort d’un enfant. Telle n’est pas la folie des proches : leur unique « folie » consiste à exiger la vérité pour les victimes et la justice contre leurs bourreaux. C’est un chemin semé d’embûches sur lesquelles ils trébuchent jour après jour. Les commissaires de l’oubli ont des moyens et connaissent leur travail.
À de rares exceptions près, un pacte du silence scelle les lèvres des militaires argentins. Quand ils apprennent que l’un de leurs camarades est prêt à parler, ils le font taire avec une bonne dose de cyanure. C’est ce qui est arrivé au préfet maritime Héctor Febres, alors qu’il était sur le point d’être condamné pour les crimes qu’il avait commis pendant la dernière dictature. Ou bien, ce sont des témoins importants dans les procès pour crimes contre l’humanité qui disparaissent, comme Julio López[note 3 || Julio López a disparu après avoir témoigné contre Miguel Etchecolatz un des responsables de la police de Buenos Aires pendant la dernière dictature. Il est à ce jour le dernier disparu (assassiné) de celle-ci. ] : il s’agit de faire peur aux victimes qui veulent témoigner. La police aide les oppresseurs appréhendés à fuir ou brûle les documents relatant ses opérations. La hiérarchie de l’Église catholique argentine, qui, à la différence de la chilienne, a sanctifié les tueries (un évêque du vicariat est allé jusqu’à dire que « s’il y a effusion de sang, il y a rédemption »), cette hiérarchie, donc, qui a ordonné que l’on réconforte des militaires désemparés d’avoir jeté dans l’océan des prisonniers vivants, refuse d’ouvrir ses prolifiques archives, lesquelles permettraient, à tout le moins, de retrouver les restes de nombreux disparus.
Certains juges, procureurs ou instances judiciaires, telle la Cour de cassation de la République argentine, font traîner les procès intentés aux oppresseurs, lesquels peuvent rester en liberté, faute de verdict. Et le pire, vraiment, c’est cette salissure qui entache certains milieux politiques ou sociaux : complices actifs ou passifs, d’une manière ou d’une autre, des massacres perpétrés, ceux-là se taisent et refusent à l’Autre de dire ce qu’ils savent. Il faut évoquer aussi la passivité pourquoi la passer sous silence ? de certains proches qui, avant tout par manque de moyens, mais aussi par découragement, lassitude, résignation, désespoir ou crainte, toujours cette crainte, se dédouanent de leur inertie en s’en remettant aux associations de défense des droits de l’homme. Et celle pourquoi la passer sous silence ? de quelques-unes de ces associations qui bureaucratisent la douleur ou militent contre la quête des dépouilles des disparus, jugeant préférable que « ceux-ci continuent à reposer au côté de leurs camarades » et faisant ainsi table rase de l’histoire personnelle des victimes et de leur place dans l’Histoire. Cela n’est rien d’autre que la continuation civile, sous d’autres formes, du raisonnement militaire.
La volonté de corriger la mémoire, on le sait, n’est pas nouvelle, tant s’en faut. Au 5e siècle siècle avant Jésus Christ, à Athènes, la sanglante oligarchie des Trente avait promulgué un décret interdisant que l’on se souvînt de la défaite militaire infligée par Sparte, et chaque citoyen avait été obligé de prononcer ce serment : « Je ne me souviens pas du déshonneur ». Les siècles ont passé et les vainqueurs ont continué à réaménager le passé à leur convenance. En l’an de grâce 1040, le moine Emmeram expliquait ainsi la méthode qu’il avait choisie pour écrire l’histoire du duché de Bavière : « Non seulement il est pertinent que les choses nouvelles modifient les anciennes, mais il est tout aussi pertinent, si les anciennes sont désordonnées, de les rejeter entièrement, voire et cela vaut en outre pour celles qui sont ordonnées mais de peu d’utilité de les enterrer avec révérence. » La voix des vaincus est « désordonnée et de peu d’utilité » dans les manuels d’histoire, dont le cadre de référence essentiel est celui de l’État. De nombreuses victimes de crimes contre l’humanité ont été et sont la proie de l’oubli, « cet accord passé avec ce que l’on occulte », selon Blanchot. Ceux qui falsifient l’Histoire de cette manière falsifient la vie, et voici que réapparaissent, bien vivants, les antiques héritages de notre civilisation occidentale tellement moderne, ou post-moderne, où d’extraordinaires avancées technologiques coexistent ou « malexistent » à côté de génocides demeurés invisibles.
Les théories abondent sur l’Histoire en tant que récit ou en tant que tout le contraire. Au sujet des premières, les preuves sont plus que suffisantes et certaines sont même franchement ridicules. L’histoire du Parti communiste d’Union soviétique a souffert, au fil du temps, d’un ravalement de façade continu et s’est transformé en un acte de prédiction du passé. Elle est célèbre à ce titre, la photographie de l’état-major bolchevique prise quelques jours après la victoire de la Révolution d’octobre : on y voit, au centre, Lénine, avec à sa droite un escalier, puis Staline ; à la place de l’escalier se tenait Trotsky, qui allait être excommunié lors du Thermidor stalinien. Outre qu’elle a des prétentions magiques, une telle démarche est sous-tendue par la volonté d’abolir l’Histoire. D’où l’importance fondamentale des archives de la mémoire, d’où l’importance fondamentale de notre rencontre. Vouloir mutiler la mémoire civique de tous les jours en corrompt la santé et prépare le chemin à d’autres autoritarismes.
Il est plus urgent que jamais de satisfaire à l’impératif moral de la mémoire collective, et ils sont nombreux, ceux qui, en Argentine comme dans d’autres pays, ont compris cela très tôt et qui, de leur propre initiative, sans aucun appui officiel, ont créé et géré de précieuses archives consultables sur l’Internet. Ces archives contribuent à déjouer les stratagèmes des assassins de la mémoire, tels ceux qui prétendent que les chambres à gaz n’ont pas existé ou que le premier peuple occupé par le nazisme a été le peuple allemand. Si nous voulons que la barbarie ne se répète pas et qu’advienne le règne du Nunca más [note 4 || Nunca más (« Jamais plus ») est en Argentine le slogan de rassemblement de toutes les organisations des droits de l’homme. Cette expression est aussi forte que « la der des ders » ou le « plus jamais ça » né des camps de concentration et d’extermination. ], elles ne devraient pas, je crois, être des archives muettes pour la société civile et vice versa, et leur contenu devrait être rapproché de secteurs sociaux et politiques où le ménage doit être fait en grand.
Et, à tout hasard, serait-il possible de faire aussi le ménage dans les cerveaux des militaires afin que ceux-ci obtempèrent aux ordres éthiques et désobéissent, comme il se doit, aux ordres criminels ? Le capitaine de vaisseau Juan Carlos Rolón, membre d’un groupe opérationnel de l’École de mécanique de la Marine de Buenos Aires [note 5 || Dans les années quatre-vingt-dix, la volonté politique se reflétait dans ce slogan : « Oubli et pardon », à quoi les proches des disparus répondaient par un cinglant « Ni pardon ni oubli ». L’École de mécanique de la Marine, qui, à l’origine, devait être détruite, a été transformée en un lieu de mémoire. Dans ce cas au moins, la vérité l’a emporté face aux tenants de l’oubli. ] cet endroit où la Marine a fait disparaître cinq mille personnes a déclaré, impassible : « On nous a enseigné que la torture était une arme morale contre l’ennemi ». L’on songe ici au dialogue entre Hannah Arendt et cet officier nazi qui avait reconnu avoir gazé et enterré des prisonniers encore vivants dans le camp de concentration de Majdanek. Question de la philosophe : « Vous rendez-vous compte que les Russes vont vous pendre ? » Réponse du nazi : « Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? »
Les dictatures suppriment le témoignage des victimes mais tiennent leurs propres archives. L’on trouve à Auschwitz d’épais registres où est consignée la mort des prisonniers gazés. Dans la première colonne de chaque page figurent le nom, l’âge et la nationalité de la victime, et dans les deux autres, l’heure et la cause de la mort. L’heure est la même à longueur de pages : 8h15, ou 8h30, ou 9h du matin. La cause aussi : la « grippe », presque toujours. Il ne s’agit pas seulement d’un acte bureaucratique, mais de la substitution d’une vie par un mensonge sur papier, d’un geste qui révèle des abîmes de la condition humaine. Il faut ouvrir ce type d’archives. Mais cette décision appartient à l’État ; malheureusement, il existe encore des gouvernements démocratiques qui n’osent pas faire en sorte que ce pas indispensable soit franchi. Les familles des disparus ne connaissent que la douloureuse moitié du crime. L’autre demeure cachée, protégée par des centaines de militaires, de policiers, d’ecclésiastiques. Jacques Derrida a parlé du « mal de l’archive », mais là, ce sont les archives du mal.
On me pardonnera l’insistance que je mets à souligner le caractère vital des témoignages verbaux, vecteurs d’une mémoire qui, parfois, se transmet de génération en génération. En face de Panama, raconte le journaliste José María Pasquini Durán, il y a une île, San Blas, où vit une ethnie indigène. Une fois par an, tous se réunissent et les anciens racontent aux jeunes l’histoire de l’ethnie, qui débute à partir du mariage du Soleil et de la Lune, afin que la mémoire soit préservée. Les jeunes ont commencé à immigrer et à se fixer à Panama, mais ils envoient des magnétophones à ceux qui restent dans l’île, de manière que le récit des anciens soit enregistré. Désormais, cette merveilleuse histoire qui commence avec le Soleil et la Lune est sur cassettes, des cassettes que les jeunes conservent chez eux, rangées entre les derniers succès de pop music nord-américaine. Je signale cela parce que de nombreuses sociétés dans le monde ne connaissent pas encore les cassettes.
En 1987, alors que j’étais toujours en exil en France, le journal pour lequel je travaille et qui venait d’être créé Å\, Pagina/12, m’a demandé de couvrir le procès de Klaus Barbie, l’ancien chef de la Gestapo à Lyon, surnommé « le boucher ». À une victime qui lui relatait ses crimes par le menu, Barbie a dit : « Je ne me souviens de rien. Si vous avez des souvenirs, c’est votre problème. » Effectivement : se rappeler les crimes contre l’humanité, les dénoncer et exiger le châtiment de leurs auteurs, c’est notre problème.
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Notes :
1. article original : El infierno no termina al cerrarse las puertas del campo de concentración
2. A La Plata, les rues n’ont pas de nom, juste un numéro. Outre qu’elle est la capitale de la province de Buenos Aires, La Plata est une importante ville étudiante. On y compte de très nombreux disparus, tant chez les fonctionnaires que chez les étudiants, très politisés à l’époque.
3. Julio López a disparu après avoir témoigné contre Miguel Etchecolatz un des responsables de la police de Buenos Aires pendant la dernière dictature. Il est à ce jour le dernier disparu (assassiné) de celle-ci.
4. Nunca más (« Jamais plus ») est en Argentine le slogan de rassemblement de toutes les organisations des droits de l’homme. Cette expression est aussi forte que « la der des ders » ou le « plus jamais ça » né des camps de concentration et d’extermination.
5. Dans les années quatre-vingt-dix, la volonté politique se reflétait dans ce slogan : « Oubli et pardon », à quoi les proches des disparus répondaient par un cinglant « Ni pardon ni oubli ». L’École de mécanique de la Marine, qui, à l’origine, devait être détruite, a été transformée en un lieu de mémoire. Dans ce cas au moins, la vérité l’a emporté face aux tenants de l’oubli.
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En Haïti, les ex-tortionnaires
quand ils ne sont pas ambassadeurs
ou conseillers à la présidence
ou candidats à la présidence,
devenus hommes d'affaire
se baladent en chemise blanche comme neige,
avec dans leurs cartables des plans de reconstruction
et des contrats qu'il suffit de signer.
Ils ne se souviennent de rien.
Et pour ceux qui n'oublient pas
Ils ont toujours la même recette
celle utilisée pour Jacques Stephen Alexis,
celle utilisée pour Lovinsky Pierre Antoine
que pleurent sa femme et ses enfants
et nous autres aussi
qui refusons d'oublier.
Ni pardon, ni oubli.
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