« Être capable de marcher dans le noir » – Entretien avec Gessica Généus
À l’occasion de la sortie de Freda aujourd’hui en salles en France, nous nous sommes entretenues avec la réalisatrice Gessica Généus. Le film raconte le quotidien d’un trio de femmes vivant dans une Haïti secouée par les manifestations contre PetroCaribe. La réalisatrice signe ici une œuvre sensible, nuancée, percutante et émouvante.
Dans votre travail de réalisatrice, vous explorez la société haïtienne, jusque-là vous l’avez fait par le biais du documentaire (Vizaj nou, Douvan jou ka leve) et pour la première fois par la fiction avec Freda, qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Je suis enfant de la fiction honnêtement (Gessica Généus est comédienne). Pour moi, faire du documentaire c’est ce qui me paraissait le plus inusité. Je n’avais pas une grande culture cinématographique concernant le documentaire parce que j’avais longtemps cru que le documentaire était des reportages journalistiques. Je le voyais comme quelque chose d’aride, qui informe seulement. Je me disais que je ne pouvais pas m’exprimer par ce médium parce qu’il n’y avait pas assez de place pour la création. C’est en faisant Douvan jou que je vais découvrir ce qu’est réellement ce médium et toute la liberté que beaucoup de réalisateurs se sont donnés à travers lui. J’ai ainsi découvert le documentaire de création et c’est là que j’ai compris que je pouvais vraiment créer un univers tout en restant dans ce réel à vif qu’on cherche à capter dans le documentaire. C’est là que ça m’a intéressé.
Vizaj nou, c’est plus classique, c’est une série de portraits avec beaucoup de paroles. C’était plus un travail d’archivage qu’une nécessité de création. Documenter une parole que j’avais la sensation qu’on pouvait perdre à tout moment. J’avais envie que les gens sachent que tout le monde n’est pas parti d’Haïti. Il y avait ces personnes d’un certain âge qui sont encore dans ce pays malgré les opportunités de le quitter et d’avoir une carrière qui rayonne plus à l’international. Elles ont choisi de mener leur combat humain sur cette terre aussi complexe qu’est Haïti. Le choix de rester n’a pas été fait par contrainte uniquement. Et comme on n’avait pas cette culture de les écouter, d’enregistrer ce qu’elles disaient et de comprendre pourquoi elles sont encore là, j’ai fait Vizaj nou. J’ai fait une vingtaine de portraits. C’est un travail qui va continuer au-delà de moi.
Pour revenir à Douvan jou, c’est en faisant des résidences d’écriture que j’ai vu la liberté que je pouvais m’octroyer. Si je n’avais pas découvert le documentaire de création, j’aurais cherché à faire une fiction directement. Après Douvan jou, aller vers la fiction ne me faisait plus peur parce que je sentais que je pouvais faire exister un réel contrôlé, cadré parce que pour moi Freda n’est pas vraiment une fiction. Je pense que le documentaire te donne les outils pour te lâcher, pour que ton expression cinématographique existe dans toute sa liberté tout en étant dans une construction accessible aux gens qui vont le regarder.
Effectivement, Freda est un miroir de la réalité. Et ce miroir a une fonction cathartique. Quand j’ai vu le film, je me suis sentie lavée, j’ai pu extérioriser des choses grâce à la force de montrer les choses telles qu’elles sont, complexes, nuancées, paradoxales. Je me suis reconnue dans ces femmes noires haïtiennes, moi qui vis en France.
Bien sûr l’espace dans lequel on évolue a une influence, mais avant tout il est politique avant d’être intrinsèquement humain. Et donc tu dois pouvoir te reconnaitre dans un film peu importe où il se trouve. Ça dépend de qui porte l’histoire et comment cette personne décide de la faire exister. Qu’est-ce qui prime dans ce qui est raconté ? L’espace ou les gens et les combats de ces gens ? Plus rien n’a d’importance que ce qu’on ressent par rapport à ce qui est dit. Par exemple, je suis passionnée de films japonais et pourtant à aucun moment j’ai ressenti de la distance sans pour autant nier bien sûr la couleur de la culture de ce peuple et la particularité des rapports qu’ils ont entre eux ou avec le reste du monde.
Pour revenir à Freda, bien sûr, il y a cette parole qui est de femme, de femme noire. C’est un film de Noir.es et il faut le dire. Ce n’est pas en le niant que ça va empêcher l’universalité du film. C’est un film fait par une femme noire où on voit des Noir.es évoluaient dans une société. Je suis une femme noire, ça a sa complexité et je ne veux pas qu’on en fasse abstraction. Si ce film existe, c’est aussi pour créer une conversation avec les autres femmes noires. Si ce film sort et que cette conversation n’est pas enclenchée, j’aurais raté quelque chose.
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HAÏTI - ENTRETIEN AVEC GESSICA GÉNÉUS | Black Square
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