Le perpétuel étonnement
Né le 7 avril 1872, Etzer Vilaire meurt le 22 mai 1951, à l'âge de 79 ans. L'artilleur Vilaire, son grand'père, artilleur de
Toussaint Louverture semble avoir été apprécié par le Général. Dans les archives de la famille Vilaire on trouve une lettre exprimant les regrets de Toussaint écrite à Lamartinière:" Je
regrette, écrivait Toussaint, de ne pas pouvoir envoyer l'artilleur Vilaire pour deux raisons, il doit m'accompagner prochainement à Ennery et il est le seul qui puisse remplacer
avantageusement le maître artilleur Lescot." Les filiations du poète remontent à un moment extrèmement décisif de notre histoire, d'où le nationalisme trouvé dans ce discours prononcé à la
Loge maçonnique de Jérémie.
Haïti: Discours prononcé le 6 avril 1930 au rite funéraire célébré par la loge maçonique de Jérémie, à la mémoire des héros
de l'indépendance haïtienne de Charlemagne Péralte et des massacrés de Marchaterre.
Mesdames, Messieurs et Chers frères,
Nous vivons par nos morts, et nos morts revivent en nous. Ces paroles résument toute la leçon que le passé fait perpétuellement au présent. Nous allons essayer d'en approfondir le
sens et la portée.
Si nous tenons à nos morts, et qu'eux-mêmes, par delà le tombeau, se rattachent à nous par des liens invisibles, mais
indestructibles, les manifestations de la nature de celle qui nous réunit ici sont non seulement légitimes, mais excellentes et d'une précieuse efficacité. Elles nous font communiquer avec
nos grands disparus, qui ne sont pas perdus ; elles sont un nouveau sujet et un puissant moyen de rapprochement et de fusion de leurs âmes avec les nôtres.
Les morts nous grandissent, ajoutent à notre stature morale, achèvent notre être, complètent notre vie, quand la piété de
notre souvenir fait revivre dans nos coeurs leurs image vénérée et leurs belles actions. Sans leur moralité active, due à l'évocation d'une mémoire reconnaissante et fidèle, sans leur
inspiration, le secours de leur esprit, l'animation de leur souffle, leur direction posthume, que vaudrions-
nous ? De quoi serions-nous capables ? A quoi se réduirait notre existence ?
L'invisible est le principe mystérieux de notre vie. Si une vie tient à son principe, elle est dans l'ordre voulu de Dieu.
Celui qui sait bien remplir cette condition renoue à son profit la chaîne brisée des existences , il en renouvelle pour lui la trame et la renforce ; dans l'immense au-delà qui nous précède
à perte de rêve il puise comme à une source intarissable. Notre vie allant ainsi sert autant et plus à d'autres qu'à nous-mêmes ; elle crée et perpétue autour d'elle la vie de notre
destinée particulière se lie utilement à celle de la communauté, elle a des prolongements féconds qui préparent et développent l'avenir du peuple et de la race. Car, détachés de ceux qui
nous ont fait ce que nous sommes, de qui nous tenons une grande part de notre âme, de nos acquisitions, ingrats enfin envers nos aïeux, nous ne pourrons pas non plus sympathiser avec nos
frères vivants, les fils de la même patrie, du même sang que les morts nous ont légué.
Donc, l'invisible, les morts, le passé, les traditions, l'histoire nationale, le souvenir : voila les grands réservoirs de
force, d'énergie, d'esprit, de vie ou les racines profondes d'un peuple doivent plonger, s'étendre, se perdre pour qu'il reste lui-même avec toute sa verdeur croissante et sa sève, pour
qu'il pousse des rameaux vigoureux, que de ses fleurs et de ses fruits il couve un grand espace, qu'il prospère dans un invincible élan vers les hauteurs et la lumière.
On ne concevrait pas un peuple sans histoire ou ignorant de son histoire, ce qui reviendrait au même. Autant serait le
chimère d'une cité bâtie dans l'espace, sans appui, sans fondement, avec, pour matériaux de la buée, des vapeurs flottantes, se
dissipant à tous les souffles.
La base profonde, solide, d'un état, ce sont les grandes tombes, ce sont les fossés autrefois creusés par la mitraille, les
ossuaires anciens où dorment d'héroïques ombres, où, la nuit, des morts se réveillent, comme des géants rôdeurs, pour parler en songe aux survivants, leur remettre en mémoire l'idéal
national et ses salutaires conseils, leur montrer la route à suivre, que le génie de la patrie nous trace, en des
illuminations merveilleuses comme des traînées de splendeurs stellaires.
Un peuple sans idéal particulier ne compte point. Or, le nôtre est un de ceux qui peuvent se dire prédestinés, parce que
tout de suite après sa constitution, le sentiment lui est venu qu'il doit remplir dans le monde une grande, une sainte mission. Une oeuvre de justice, de réparation, de dignité et de
fraternité humaine s'est imposée à nous comme un impérieux devoir.
Ce n'est pas tout d'avoir eu cette conception ; nous nous sommes mis à la vouloir réaliser. Cette pensée ne nous a jamais abandonnés dans nos vicissitudes et nos
tourmentes. Quelques unes des crises politiques qui ont agité notre pays sont dues, en grande partie, à l'impatience d'Haïtiens influents et instruits qui exigeaient trop de leurs
concitoyens et de la masse, qui présumaient trop aussi d'eux-mêmes dans leur noble ambition d'élever notre nationalité à un niveau remarquable pour tous, et qui la fit considérer partout
avec honneur.