Dans cet entretien publié le 16 février sur Truthout, le célèbre intellectuel Noam Chomsky explique pourquoi les États-Unis ne peuvent pas gérer leurs différends avec la Russie et la Chine autrement que par le conflit. Il s’attarde sur la crise ukrainienne et les alliances militaires qui se mettent en place en Asie. Il alerte aussi sur les dangers de vouloir maintenir une hégémonie mondiale dans un monde multipolaire. Les grandes puissances n’ont d’autre choix que de coopérer ou elles risquent de s’effondrer ensemble et d’entraîner le monde dans leur chute, prévient Noam Chomsky. (IGA)
La panique politique irrationnelle est un phénomène aussi américain que la tarte aux pommes. Souvent, elle résulte de l’incapacité des pouvoirs en place à contrôler l’issue de développements susceptibles de remettre en cause les intérêts de l’ordre socio-économique existant ou le statu quo de l’environnement géostratégique. L’époque de la guerre froide en dit long sur ce phénomène, mais il s’est déjà manifesté de façon évidente lors de périodes antérieures – par exemple, avec le premier « péril rouge » au lendemain de la Première Guerre mondiale. Nous pouvons également établir des parallèles clairs avec les réactions actuelles sur l’Ukraine et la montée de la Chine. Dans l’entretien qui suit, Noam Chomsky, intellectuel public de renommée mondiale, se penche sur le phénomène des paniques politiques irrationnelles aux États-Unis. Il met l’accent sur les développements actuels en matière de politique étrangère, mais aussi sur les dangers de vouloir maintenir une hégémonie mondiale dans un monde multipolaire.
C.J. Polychroniou : La culture politique aux États-Unis semble avoir une propension à l’alarmisme lorsqu’il s’agit de développements politiques qui ne sont pas en phase avec les intérêts économiques, l’idéologie dominante et les intérêts stratégiques des pouvoirs en place. En effet, de la panique anti-espagnole de la fin des années 1890 à la rage d’aujourd’hui face aux préoccupations sécuritaires de la Russie à l’égard de l’Ukraine, en passant par le rôle croissant de la Chine dans les affaires mondiales et tout ce qui se trouve entre les deux, l’establishment politique et les médias US ont tendance à répondre par un alarmisme total aux développements qui ne sont pas en phase avec les intérêts, les valeurs et les objectifs des États-Unis. Pouvez-vous commenter ce phénomène particulier, en mettant l’accent sur ce qui se passe aujourd’hui avec l’Ukraine et la Chine ?
Noam Chomsky : C’est tout à fait vrai. Parfois, c’est même difficile à croire. L’un des exemples les plus significatifs et les plus révélateurs nous est offert par le cadre rhétorique du principal document de planification interne élaboré durant les premières années de la guerre froide, le NSC-68 de 1950. Il a été publié peu après « la perte de la Chine » qui avait déclenché une véritable frénésie aux États-Unis. Il est bon de s’en souvenir aujourd’hui, alors que des résonances de cette folie se font de nouveau entendre – et ce n’est pas la première fois, c’est même une constante.
Les recommandations politiques du NSC-68 ont été largement discutées dans les milieux universitaires, mais en mettant de côté la rhétorique hystérique. Ces recommandations se lisent comme un conte de fées : le mal absolu confronté à la pureté absolue et au noble idéalisme. D’un côté, il y a l’ « État esclavagiste », avec sa « conception fondamentaliste » et son « besoin compulsif » d’obtenir une « autorité absolue sur le reste du monde », détruisant tous les gouvernements et les « structures de la société » partout. Son mal absolu contraste avec notre pure perfection. Le « but fondamental » des États-Unis est d’assurer « la dignité et la valeur de l’individu » partout. Ses dirigeants sont animés par « des impulsions généreuses et constructives », et ils sont marqués par « l’absence de convoitise dans nos relations internationales ». Et cela se manifeste particulièrement dans les sphères traditionnelles de l’influence américaine, à savoir l’hémisphère occidental, qui a longtemps joui de la tendre sollicitude de Washington, comme ses habitants peuvent en témoigner.
Toute personne familière de l’Histoire et de l’équilibre réel du pouvoir mondial à l’époque aurait réagi à ce pamphlet avec une totale perplexité. Même les auteurs, issus du département d’État, ne pouvaient pas croire ce qu’ils écrivaient. Certains d’entre eux ont par la suite donné une indication de ce qu’ils étaient en train de faire. Le secrétaire d’État Dean Acheson a expliqué dans ses mémoires que pour faire passer l’énorme expansion militaire prévue, il était nécessaire de « matraquer l’opinion collective au « sommet du gouvernement » » d’une manière qui était « plus claire encore que la vérité ». Le très influent sénateur Arthur Vandenberg l’a sûrement compris aussi lorsqu’il a conseillé [en 1947] que le gouvernement devait « faire peur au peuple américain » pour le sortir de son pacifisme arriéré.
Les précédents sont nombreux, et les tambours de guerre battent en ce moment pour tirer la sonnette d’alarme auprès des Américains, trop complaisants et trop naïfs face à ce « chien enragé » de Poutine qui veut détruire la démocratie partout et soumettre le monde à sa volonté. D’autant plus qu’il est maintenant allié à l’autre « Grand Satan », Xi Jiping.
Le sommet Poutine-Xi du 4 février, qui coïncidait avec l’ouverture des Jeux olympiques, a été reconnu comme un événement majeur dans les affaires mondiales. Son compte rendu dans un article important du New York Times est intitulé « Un nouvel axe », l’allusion n’étant pas dissimulée. Le journal fait état des intentions de réincarner des puissances de l’Axe : « Le message que la Chine et la Russie ont envoyé aux autres pays est clair », écrit David Leonhardt. « Elles ne feront pas pression sur les autres gouvernements pour qu’ils respectent les droits de l’homme ou organisent des élections. » Et au grand dam de Washington, l’Axe attire deux pays du « camp américain », l’Égypte et l’Arabie saoudite. Deux exemples formidables de la façon dont les États-Unis respectent les droits de l’homme et les élections dans leur camp – en fournissant un flux massif d’armes à ces dictatures brutales et en participant directement à leurs crimes. Le Nouvel Axe soutient également qu’« un pays puissant devrait être en mesure d’imposer sa volonté dans sa sphère d’influence déclarée. Ce pays devrait même être en mesure de renverser un gouvernement voisin plus faible sans que le monde intervienne » – une idée que les États-Unis ont évidemment toujours abhorrée, comme nous l’enseigne l’Histoire.
Il y a 2500 ans, l’Oracle de Delphes a lancé une maxime : « Connais-toi toi-même ». Ça vaut peut-être la peine de s’en souvenir.
Comme pour le NSC-68, il y a de la méthode dans la folie. Ainsi, la Chine et la Russie représentent de réelles menaces. Et l’hégémonie mondial ne les prend pas à la légère. Il y a quelques caractéristiques communes qui interpellent dans la façon dont l’opinion et la politique étasuniennes réagissent à ces menaces. Elles méritent que l’on s’y attarde.
L’Atlantic Council décrit la formation du Nouvel Axe comme un « changement tectonique dans les relations mondiales » avec des plans qui donnent véritablement le tournis : « Les parties ont convenu de lier plus étroitement leurs économies par le biais d’une coopération entre les nouvelles routes de la soie de la Chine et l’Union économique eurasienne de Poutine. Elles travailleront ensemble au développement de l’Arctique. Elles approfondiront la coordination dans les institutions multilatérales et dans la lutte contre le changement climatique. »
Nous ne devons pas sous-estimer la grande importance de la crise ukrainienne, ajoute Damon Wilson, président du National Endowment for Democracy. « Les enjeux de la crise d’aujourd’hui ne concernent pas seulement l’Ukraine, mais l’avenir de la liberté », rien de moins.
Des mesures fortes doivent être prises immédiatement, déclare le chef de la minorité du Sénat, Mitch McConnell : « Le président Biden devrait utiliser tout ce qu’il a dans sa boîte à outils et imposer des sanctions sévères avant toute invasion et non après. » Il n’est plus temps de tergiverser avec des appels à la Macron pour essayer de tempérer la violence de l’ours enragé.
La doctrine qui nous est offerte, c’est que nous devons faire face à la formidable menace de la Chine et rester fermes sur l’Ukraine, tandis que l’Europe hésite et que l’Ukraine nous demande d’atténuer la rhétorique et de poursuivre les mesures diplomatiques. Heureusement pour le monde, Washington est inébranlable dans son attachement à ce qui est juste et droit, même s’il est presque isolé, comme lorsqu’il a envahi vertueusement l’Irak ou quand il étrangle Cuba au mépris d’une protestation internationale pratiquement uniforme, pour ne prendre que deux exemples parmi une pléthore.
Chomsky: La volonté des États-Unis de " régner en maître " alimente le conflit en Ukraine
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