Il ne s’était écoulé que très peu de temps après l’arrivée de Christophe Colomb et de ses compagnons que déjà débutait la grande tourmente de la population indigène d’Haïti (les Arawaks ). Le désarroi et le désespoir provoqués par le travail forcé et éreintant, les maladies importées d’Europe, la tuberculose notamment, la variole et l’extrême brutalité des conquistadores, pourtant reçus auparavant avec beaucoup de cordialité par les insulaires, avaient atteint une telle ampleur que la marche de ce peuple vers l’extinction totale était désormais irréversible. Quelques années ont en effet suffi pour que soit complété l’infernal processus, ce qui fait dire qu’il s’agit de « l’un des génocides les mieux réussis dans l’histoire de l’humanité». Toutefois, à quelques encablures des côtes d’Haïti, un rescapé de cette terrifiante tragédie, le cacique Hatuey, prit à Cuba la tête d’un formidable mouvement de résistance --- la première guérilla de l’île(1), dit-on ---pour barrer la route à Diego Velasquez de Cuellar et son lieutenant Hernan Cortés, chargés de prendre possession de l’île. Pourtant ce héros, vénéré dans l’île voisine et dont les exploits se retrouvent dans les manuels d’histoire nationale est, non sans quelque paradoxe, pratiquement méconnu en Haïti, sa terre natale.
Qui était Hatuey ?
Hatuey était un Indien de la famille linguistique arawak dont les Taïnos (2) (signifiant : «hommes pacifiques, gens de bien», constituaient une composante de cet ensemble. Né à Quisqueya Haïti et y a vécu jusqu’à la période de conquête progressive de l’île, il appartenait à l’une des grandes «familles royales » puisqu’il était lui-même un cacique de niveau local(3) .À ce titre, ’’il était propriétaire du plus grand canot de l’agglomération, avait, entre autres, la haute main sur les transports civils ainsi que sur les mouvements militaires et réglait tout ce qui avait trait aux relations avec l’extérieur’’. Après avoir résisté et livré bataille aux conquistadores d’Hispaniola, il se réfugia à Cuba en compagnie de ses aides de camp, à l’extrême Est de l’île, plus précisément dans ce qui allait faire partie, longtemps plus tard, de l’actuelle province d’Oriente.
Fort de son leadership et de ses talents d’organisateur militaire, il mobilisa les Indiens de cette région et opposa aux Espagnols de Velasquez une farouche résistance qui dura près de deux ans. Le mouvement fut d’une telle ampleur qu’il porta Diego Velasquez à retarder, pendant toute la durée de la résistance indienne, la fondation de Baracoa, première ville espagnole érigée à Cuba. Il est nécessaire de rappeler que la fondation de cette ville fut d’une importance capitale dans la stratégie espagnole. C’est elle en effet qui allait servir de base de départ pour la conquête de l’Île entière. Les Indiens de cette partie de Cuba connaissaient déjà les Espagnols pour leurs méthodes cruelles et barbares. À plusieurs reprises, venant d’Hispaniola, ils débarquaient par petits groupes pour capturer et séquestrer les Indiens et les amener de force comme esclaves à Hispaniola. Entre-temps, les indigènes de la région se groupèrent autour du cacique Hatuey qui leur insuffla le désir de se battre. Ce dernier s’empressa de les informer du sort que leur réservaient les envahisseurs qui n’auront aucun scrupule à les asservir et à violenter leurs femmes. Venant d’Hispaniola, le cacique Hatuey en savait long. Ensuite, il leur conseilla de cacher tout leur or, très convoité des Espagnols, de nettoyer aussi le lit des rivières qui pouvaient en contenir. De plus, il les invita à se préparer à la lutte contre ces envahisseurs.
L’état des lieux
Pour une meilleure compréhension de la lutte du chef taïno sur la terre cubaine, il n’est pas superflu de se représenter un tant soit peu ses aires d’opération, ne serait-ce que pour une mise en perspective de l’état des lieux et du caractère des affrontements. Comme il a été mentionné précédemment, c’est dans la partie la plus à l’Est de Cuba qu’il s’était fait connaître à la fois comme cacique, combattant, meneur d’hommes, résistant, chef militaire, et l’on ajoute guerillero. Il est utile de préciser ici que cette région fait partie de la légendaire province d’Oriente ‘’ berceau des indépendances de Cuba’’ car toutes les révolutions y ont trouvé un terroir accueillant, selon le mot de François Missen(4).
Selon certains géographes locaux et étrangers, c’est la région la plus accidentée de l’île, avec de nombreuses côtes escarpées, plusieurs failles, des surplombs, des grottes et de multiples falaises. La région de Baracoa, quant à elle, la moins connue de Cuba, pose depuis toujours de difficiles problèmes de liaison avec le reste du pays, à cause de son relief particulièrement montagneux. Les communications terrestres y sont tellement difficiles que de nos jours encore, c’est surtout par avion qu’on la traverse(5). Dans son prolongement vers l’Est, elle jouxte la pointe de Maisi, la plus proche des côtes d’Haïti. Un bras de mer de seulement 77 km la sépare du Môle St-Nicolas. S’élevant à plus de 400m au-dessus du niveau de la mer, la pointe de Maisi est truffée de falaises qui sont elles-mêmes percées de milliers de cavernes à peine explorées pour la plupart, où l’on retrouve des restes d’Indiens ciboneyes et taïnos(6). Dans le bassin de la rivière Toa, nous dit J.Lamore, la forêt est si épaisse que le soleil n’atteint jamais le sol de ses rayons. Bref, c’est ‘’au seuil de la région la plus inextricable du pays que s’élève la ville de Baracoa’’.
Luttes armées et mort d’Hatuey
C’est donc dans cet environnement à la fois agreste, sauvage, accidenté, aux conditions orographiques difficiles que le cacique Hatuey organisa, en compagnie de ses frères indigènes, la lutte contre les conquistadores, des mercenaires chargés de prendre possession de Cuba. Il leur livra une lutte sans merci, opiniâtre. Cachés dans la manigua (forêt cubaine) les Taïnos, sous l’impulsion de leur chef Hatuey, pratiquaient une véritable guerre de harcèlement, d’usure, ponctuée d’embuscades et de coups de main. Il convient à ce propos d’insister sur l’importance du leadership du chef indien et de ses talents militaires. Face à des adversaires puissamment armés, rompus aux dernières techniques militaires à l’œuvre en Europe à l’époque, le cacique a su adapter sa stratégie et ses armes presque’’ dérisoires’’ aux conditions du terrain, afin d’atténuer un rapport de force nettement inégal. C’est ainsi qu’il a pu tenir en respect, pendant deux ans, la soldatesque espagnole. La région du campement espagnol, proche du futur site de Baracoa a été particulièrement soumise à d’intenses raids à la fois téméraires et de plus en plus audacieux. C’est donc au cours de l’un d’eux qu’Hatuey tomba malheureusement dans un guet-apens. En menant la résistance aux forces d’occupation espagnoles, il fut considéré l’ennemi de l’Église catholique. À l’époque, on disait que les rebelles devaient être purifiés par le feu. En conséquence, le courageux cacique sera conduit au bûcher et brûlé vif. Tel était le châtiment que l’Espagne infligeait aux rebelles(7).
Comme c’est souvent le cas pour les personnages d’une telle stature, sa mort a suscité plusieurs légendes. Celle rappelant ses dernières paroles au bûcher rend bien compte de la personnalité, du courage et de la détermination intraitable de ce combattant refusant la soumission. C’est aussi celle qui est la plus répandue et reprise dans les manuels d’histoire de Cuba et dans les revues traitant du passé indien de l’Île. Qu’on en juge ! Avant de mettre le feu au bûcher, alors que le cacique taïno était solidement attaché au poteau, un religieux de l’ordre de Saint-François l’exhorta à mourir en chrétien et à demander le baptême. Devant l’insistance de l’homme d’église, Hatuey laissa tomber ceci :
--Pourquoi faut-il être comme les chrétiens qui nous ont fait tant de mal?
Le religieux répondit :
--Parce que ceux qui meurent en chrétiens vont au ciel où ils voient Dieu éternellement.
Le cacique demanda alors si vraiment les chrétiens allaient au ciel et si les âmes des Espagnols qui s’affairaient à le brûler y allaient aussi. Comme le prêtre répondit par l’affirmative, alors Hatuey précisa qu’il ne voulait pas aller au ciel pour ne pas les rencontrer(8). Ensuite, les hommes allumèrent le bûcher et ils le brûlèrent. Cela s’est passé un 2 février de l’année 1512 à Yara (9), à Cuba, un peu plus de 500 ans aujourd’hui, si l’on considère la présente année 2012 qui s’achève.
Ainsi périt l’une des plus singulières figures de l’Amérique indigène : ce héros, ce combattant, ce chef taïno, venu d’Haïti, qui avait osé se rebeller contre ces envahisseurs européens.
Hatuey immolé, les hommes de Diego Velasquez de Cuellar répètent le scénario d’Hispaniola avec une rare violence. On charge les indigènes à cheval, on tranche les gorges, on les fusille. Des tribus entières se suicident. D’autres Taïnos, momentanément épargnés, prennent le maquis, se réfugient dans les gorges inaccessibles des montagnes. Et c’est ainsi que graduellement les hommes de Velasquez prennent possession de l’île de Cuba, avant de s’attaquer au Mexique, le fleuron de la conquête espagnole.
Sources : https://www.sciencephoto.com/media/1003941/view/spanish-persecution-hatuey-burned-at-stake-16th-century
Cuba et la mémoire d’Hatuey
Le chef indien venu de Quisqueya est un véritable héros dans l’île voisine, une figure légendaire, incontournable. Tout le monde y connait son histoire et ses exploits. Fait appréciable, les Cubains ne se sentent nullement gênés pour rappeler qu’il s’agit d’un cacique venu d’Haïti. Pour perpétuer sa mémoire, en plus de figurer dans les manuels d’histoire nationale, la grande fabrique de bière de Cuba dont le siège social se trouve à Santiago(Oriente) arbore fièrement son portrait et son nom tant sur l’entreprise (Cerveceria Hatuey, Santiago de Cuba) que sur la bière elle-même, l’une des plus connues de l’île(Cerveza Hatuey, la gran Cerveza de Cuba). On ne peut compter le nombre de monuments de différentes postures qui sont érigés en son honneur et d’entreprises portant le nom d’Hatuey. Par ailleurs, hôtels, bungalows, breuvages comme la Malta Hatuey, bières, cigares, cigarettes (marque Cohiba) par exemple portent son nom ou bien sont à l’effigie de celui-ci. Au sud de Sibanicu dans la province de Camaguey, on trouve même une ville dénommée Hatuey. Bref, à Cuba, le cacique taïno, natif de Quisqueya, est souvent désigné « premier Héros national cubain». Il y a même un pèlerinage traditionnel sur le lieu de son exécution à Yara. Et pour finir, nous pouvons ajouter qu’Hatuey est un prénom assez populaire dans l’île voisine, indicateur du prestige immense dont jouit ce héros dans la Isla de la Juventud (île de la Jeunesse).
À Baracoa même, face au parvis de la cathédrale (La Casa de la Trova), première église construite sur l’île se dresse le buste du chef taïno, à l’allure d’un homme au profil en lame de couteau. Le bronze altier est un défi au temple chrétien. Au bas du socle gravé, quelques lignes disent qu’il s’agit d’un chef indien. Il s’appelle Hatuey. Sa présence à cette place, comme le souligne F. Missen, est le raccourci le plus efficace pour raconter ce qui s’est passé dans ce pays, lorsque «les bons sauvages» ont vu arriver avec sympathie les trois caravelles de Colomb.
Le portrait en profil d’aigle du chef indien est partout, à Baracoa particulièrement. Il personnifie la résistance des Taïnos à l’envahisseur venu d’Occident, résistance qui s’est organisée après que les Indiens eurent compris les funestes projets de ces visiteurs indésirables. Ce buste d’Hatuey qui fait front à la cathédrale de Baracoa est d’une charge symbolique énorme : le chef indien conduit au bûcher qui refusa de se convertir au christianisme, estimant qu’il valait mieux être seul en enfer qu’au paradis, en compagnie des Espagnols.
En guise de conclusion
Peut-on vraiment conclure sur un personnage d’une telle stature et qui demeure en soi un phénomène? L’aventure de ce cacique fut, à tous égards, un épisode exceptionnel de l’histoire encore mal connue des Arawaks, les premiers habitants de l’île d’Haïti. Bien que non formulées, plusieurs questions fondamentales en sont sous-jacentes et portent sur les aspects suivants : le caciquat de provenance d’Hatuey, son lieu d’embarquement, le niveau de maîtrise des techniques nautiques des Arawaks à l’époque, leurs rapports avec leurs voisins de la Caraïbe, etc. Des interrogations qui taraudent toutes des certitudes anciennes et des idées reçues. Bref, nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir. En attendant, nous avons de bonnes raisons de revendiquer un ‘’devoir de mémoire ‘’ à l’endroit de ce fils d’Haïti Quisqueya trop longtemps méconnu sur sa terre d’origine qu’il a d’abord défendue, avant de porter la lutte à l’île voisine. C’est sans doute ce constat qui a porté l’auteur Guanahata Ben Emmanuel à faire, dans ‘’The Forgotten Haitian Cacique ‘’(Le Cacique haïtien oublié), un vibrant plaidoyer en faveur du chef taïno oublié ou méconnu dans sa terre d’origine. Du même souffle, croyons-nous utile d’ajouter que cette affirmation, même si elle ne souffre d’aucun contredit, n’est pas complètement verrouillée puisque, sauf erreur, (plusieurs Haïtiens vont s’en souvenir), la seule mention d’Hatuey qui est faite en Haïti, à Port-au-Prince surtout, vient de l’équipe de football (soccer) BACARDI ajoutant à son nom celui d’Hatuey pour s’appeler BACARDI HATUEY sans qu’on ne sache jamais les raisons d’une telle appellation. On peut néanmoins, sans toutefois prétendre à l’absolu,trouver des éléments d’explication dans le fait que c’est l’entreprise de spiritueux BACARDI, fondée à Santiago de Cuba, qui a lancé dans les années 1920 la populaire bière Hatuey et que déjà, en ces années-là, la présence haïtienne à Cuba et les voyages dans les deux sens y étaient déjà manifestes. Alors…
Notes
1 Informations sur Cuba destinées au public, publiées à Montréal, Montréal, 2000.
2 D’Ans, André-Marcel, Haïti Paysage et Société, Ed., Karthala, Paris, 1987, p.40.
Les Arawaks s’étaient présentés aux Espagnols sous cette appellation pour se distinguer des Indiens caraïbes caractérisés par des mœurs plutôt brutales et anthropophages.
3 Ibid., p.45.
4 Missen, François, Îles, Genève, août 1999.
5 Lamore, Jean , Cuba, Que sais-je? No 1395, P. U. F. ,1989.
6 Ibid., p. 8.
7 Aguirre, Sergio, Histoire de Cuba, Tome 1,1943.
8 Ce dialogue est relaté à la fois par François Missen et par Sergio Aguirre et est aussi consigné dans les relations du Père Bartolomé de las Casas.
9 J. A. Sierra, The Legends of Hatuey, The History of Cuba, august, 2006.
10. cet article a été traduit et publié en portugais à Bahia, ancienne capitale du Brésil dans la célèbre Revue d'histoire O Ohlo da Historia. Il est aussi traduit et publié à Cuba et le site de JacquesDépolluer le publie aussi en français à Cuba.
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