...et co devait faire partie de ces immigrés.
Immigrés guadeloupéens et martiniquais en Haïti dans le regard des consuls français (1848-1900)
Philippe ZACAÏR Associate Professor of History California State University Fullerton
Le 8 octobre 1876, le consul général de France à Port-au-Prince informa son ministre de tutelle de la situation des citoyens français éta- blis dans sa juridiction∞∞:
«∞∞Depuis quelques temps, plusieurs actes de violence ont été commis par des Français l’un sur l’autre, surtout entre les Guadeloupéens qui sont très nombreux en Haïti. Trois faits de ce genre sont parvenus à ma connaissance depuis le mois de Mai, et ont amené leurs auteurs devant la police ou même devant les tribunaux. Nos compatriotes de couleur, naturellement très vindicatifs, sont mal contenus par des autorités qu’en qualité de Français ils se croient le droit de peu respecter.∞∞»1
Ce jugement en tout point négatif sur les Guadeloupéens d’Haïti ne constitue en rien un fait exceptionnel dans la correspondance politique et commerciale des agents diplomatiques français. Preuve en est cette autre dépêche du 18 décembre 1880 rédigée au lendemain de violences visant au renversement du gouvernement de Lysius Salomon∞∞:2
«∞∞On parlait [...] de mesures rigoureuses contre les agitateurs au nombre desquels auraient figuré des Français. Un de nos nationaux de la Guadeloupe, Mr. Léon Coby, quittant le pays précipitament (sic) à la veille de l’arrivée du Président, donnerait prise aux accusations qui n’ont d’ailleurs été formulées
1. Archives du Ministère des Affaires Étrangères, Paris [désormais AMAE] 1875-1876, cor- respondance politique des consuls Haïti [désormais CP], vol. 30, no. 52.
2. Lysius Félicité Salomon fut président de la République d’Haïti de 1879 à 1888. Pour aller plus loin sur le régime de Salomon, on peut consulter Nicholls (1978)∞∞; Nicholls (1979).
–60–
officiellement. J’ai déjà eu l’occasion de constater les embarras que nous causent nombre de Français noirs et mulâtres de la Guadeloupe et de la Martinique. Admis d’après la Constitution à titre de descendants de la race Africaine à la naturalisation Haïtienne sous conditions peu définies, ils ne se distinguent point des Haïtiens et acquièrent à la faveur de compromis avec l’administration locale, une double situation. Tantôt Français, tantôt Haïtiens, ils n’ont recours à la protection de leur pays d’origine qu’au cas de poursuites dirigées contre eux en leur qualité de citoyens Haïtiens.∞∞»3
Les deux extraits précédents laissent penser que les immigrés noirs et mulâtres de la Guadeloupe et de la Martinique entretenaient des relations ambigües avec la République d’Haïti. D’abord, de leur statut d’étrangers, de leur citoyenneté française, ils semblaient tirer l’idée d’une supériorité incontestable sur leurs hôtes. Ainsi, en se croyant «∞∞le droit de peu [les] respecter,∞∞» ils allaient jusqu’à ne plus se distinguer par leur posture, de ces nombreux visiteurs français qui tout au long du dix-neuvième siècle, à l’image du chroniqueur de la Revue des Deux Mondes Gustave d’Alaux, rejetèrent Haïti du concert des «∞∞nations civilisées∞∞» (Alaux 1856)4. Mais dans le même temps, ces immigrés semblaient faire de leur origine africaine, de leur identité raciale avec la population haïtienne, un des outils de leur intégration dans leur société d’accueil. Ils allaient de cette manière bien au-delà des limites juridiques et politiques que leur imposait leur statut d’étrangers. Ainsi, à l’image du Guadeloupéen Coby5, ils apparaissent comme de vrais acteurs de la scène politique intérieure de la République noire.
Le point de vue des agents diplomatiques se révèle d’autant plus intéressant à étudier qu’il fut de toute évidence partagé par un certain nombre d’ Haïtiens et cela jusqu’au sommet de l’État (Cf. Michel 1933, 222). Le président Salomon fit ainsi part de son sentiment au consul général Édouard Burdel∞∞: «∞∞Je ne saurais vous exprimer à quel point nous pèsent ces français de mauvais aloi, que nous trouvons mêlés à toutes les conspi- rations, à tous nos troubles, qu’ils fomentent, quand ils ne les inspirent pas∞∞»6. C’est encore dans le même état d’esprit, mais dans des termes moins policés que Jacques Boco, «∞∞Africain∞∞» naturalisé Haïtien, dénonça cette apparente ambiguïté entretenue, selon lui, par les immigrés noirs dans leur ensemble∞∞:
«∞∞Les individus de la race qui viennent ici des îles de l’archipel, refusent obstinément d’user de la faculté qu’ils ont de s’incorporer dans la nation. Ils préfèrent rester étrangers, et profitant des avantages que leur procurent leur couleur et leur origine africaine, ils exploitent le pays et le cas échéant, sont plus rigoureux et plus injustes dans leurs réclamations de dommages-intérêts que les blancs. Il est temps que les haïtiens, jaloux de leurs droits de citoyens, et des privilèges qui en découlent s’insurgent contre ces tendances et obligent ces rénégats (sic) de notre race à supporter toutes les rigueurs de nos lois contre les étrangers.∞∞» (Boco 1879, 6).
3. AMAE 1879-1881, CP, vol. 32, no 13.
4. Pour aller plus loin sur les écrits d’Alaux et sur l’image d’Haïti dans la presse française du dix-neuvième siècle, on peut aussi consulter Zacaïr (2005).
5. Le consul ne livre par ailleurs que peu de d’informations sur cet individu.
6. AMAE 1882-1884, CP, vol. 33, no 25.
–61–
Ces témoignages remarquablement convergents, au regard de leurs sources respectives, obligent à poser le problème du statut politique, économique, social ou juridique des populations étrangères d’ascendance afri- caine en Haïti. Les rares travaux publiés jusqu’à aujourd’hui n’ont porté que sur les nombreux Afro-américains qui, mus par l’espoir d’une vie nou-velle dans la République noire, émigrèrent de Philadelphie ou de New York à partir des années 1820 (Rauh Bethel 1992∞∞; Dixon 2000). Il n’existe à ce jour aucune publication significative sur l’établissement en Haïti d’immigrés afro-caribéens ni de Guadeloupéens et de Martiniquais en particulier. Bien sûr, une telle absence peut être imputée à leur relative faiblesse numé- rique. Selon l’historienne Brenda Gayle Plummer en effet, la colonie guadeloupéenne et martiniquaise en Haïti ne comptait pas plus de 1 500 personnes en 1910 (Plummer 1988, 49)7. Pourtant elle n’en formait pas moins une portion significative de la communauté française, dont l’influence fut prépondérante en particulier sur les affaires économiques d’Haïti (Plum- mer 1988, 49∞∞; Péan 2003, 216-223). Il est donc essentiel d’étudier ces immigrés qui semblaient poser tant aux consuls généraux français qu’à la société haïtienne, un défi apparemment redoutable, celui de combiner négritude et extranéité. Dans une perspective plus large, se pencher sur les Guadeloupéens et Martiniquais d’Haïti c’est aussi tenter d’appréhender un peu mieux la réception politique et culturelle de la République noire auprès des populations d’origine africaine de l’espace des Caraïbes.
L’objectif de cet article est de présenter les résultats préliminaires de nos recherches sur ces immigrés. Qui étaient-ils en effet∞∞? Quelles furent les circonstances politiques, économiques ou personnelles, qui présidèrent à leur installation dans la République noire∞∞? Quels rôles jouèrent- ils dans la vie politique haïtienne∞∞? Quel fut leur statut économique et social dans leur société d’accueil∞∞? Quels furent leurs rapports avec l’État et les citoyens haïtiens∞∞?
Nous disposons, avec la correspondance des représentants diplomatiques français, d’une source décisive pour répondre aux questions qui nous préoccupent ici. Les consuls se trouvaient en effet dans une position privilégiée à la fois comme observateurs et protecteurs des intérêts de tous les citoyens français, quelles que fussent leurs origines. Les dépêches consulaires sont d’autant plus précieuses que ces diplomates pos- sédaient assurément un savoir étendu sur leurs administrés noirs et mulâtres, et cela en travaillant étroitement avec eux. En 1868 par exemple, le consul général choisissait «∞∞Mr. Cantin un des hommes, peut-être le français le plus recommandable du Cap, né à la Guadeloupe et de couleur assez foncée∞∞» à la charge du vice consulat de la seconde ville d’Haïti8.
7. A titre de comparaison, la colonie syro-libanaise comptait six mille individus en 1910. La communauté italienne comptait trois cent individus en 1914. Plummer, Brenda. (1984) «∞∞The Metropolitan Connection∞∞: Foreign and Semiforeign Elites in Haiti, 1900-1915,∞∞» Latin American Research Review, 19, 2, p. 125.
8. AMAE 1865-1871, Correspondance consulaire et commerciale Haïti [désormais CCC], vol. 9, no 46. La nomination d’un homme de couleur originaire de la Guadeloupe à la charge du vice consulat de Cap Haïtien ne doit pas surprendre. Plummer rappelle fort justement qu’en Haïti, de nombreux agents consulaires pour la France, comme pour l’Allemagne ou les États- Unis, étaient choisis parmi des individus résidant sur place (Plummer 1984, 125-126). Pré- sents non seulement à Port-au-Prince mais aussi dans les ports ouverts au commerce inter- national, d’autres Guadeloupéens et Martiniquais furent appelés à représenter la France.
–62–
En 1882 encore, le consul général identifiait ses collaborateurs comme «∞∞tous mariés à des haïtiennes, à une exception près et à une exception près également, tous originaires et hommes de couleur de la Martinique, de la Guadeloupe et d’Haïti∞∞»9 C’est en particulier grâce aux multiples affaires politiques et commerciales dans lesquelles les Guadeloupéens et Martiniquais d’Haïti furent impliqués, que l’on peut mieux les appréhender. Ainsi, disposerons-nous non seulement des portraits détaillés que les consuls généraux firent de leurs «∞∞embarrassants∞∞» compatriotes, mais aussi d’un accès privilégié au point de vue des Guadeloupéens et des Martiniquais d’Haïti à travers les lettres qu’ils adressèrent aux agents consu- laires.
Il ne fait pas de doute, cependant, que les dépêches consulaires ne manquent pas de présenter certaines limites qui obligent à la prudence. Dans un premier temps, il est nécessaire de souligner que tous les Gua- deloupéens et Martiniquais ne se faisaient pas connaître des services du consulat. Ce fut par exemple le cas du Guadeloupéen Siméon Février qui «∞∞n’avait pas cru devoir se présenter, à son arrivée dans l’Ile, en la Chancellerie de ce consulat général pour y être immatriculé, ainsi que le font tous les autres français∞∞»10. L’image qui en ressort de la communauté guadeloupéenne et martiniquaise sera forcément imprécise. Dans un deuxième temps, et ce n’est pas le moindre des éléments à prendre en considération, le discours des agents diplomatiques français ne manqua pas d’être influencé par les préjugés raciaux hérités d’un système esclavagiste sévissant encore dans l’espace caraïbe jusqu’à la fin des années 1880. Il sera donc nécessaire de manier avec précaution les témoignages de ces diplomates qui voyaient dans leurs «∞∞compatriotes de couleur∞∞» des «∞∞individus qui ont gardé du nègre originaire l’ardeur, la vanité, l’envie, l’amour du bruit, du scandale et des bamboulas législatifs∞∞»11.
IMMIGRÉS AFRO-DESCENDANTS EN HAÏTI
L’installation des Guadeloupéens et des Martiniquais en Haïti s’inscrivit dans un contexte de migrations inter-caraïbes (Marshall 1982) qui se développèrent notamment à la suite des abolitions de l’esclavage dans la première moitié du dix-neuvième siècle. Les diplomates français ne manquèrent pas d’observer, à propos des immigrés d’ascendance africaine, qu’«∞∞[à] l’époque où l’esclavage existait encore aux États-Unis, quelques familles de couleur noire ou jaune ont été amenées ici de ce pays sous les auspices d’une société d’immigration∞∞»12. Ils ne négligèrent pas non plus de faire état, à la fin des années 1870, de la présence de nombreux réfugiés cubains, d’origine africaine pour la plupart, fuyant
C’est notamment le cas de «∞∞Ludovic Goubault, originaire de la Guadeloupe, [...] titulaire de notre Agence de Jérémie (AMAE 1882-1884, CPC Haïti, vol. 33, no 17) En l’absence d’un «∞∞national,∞∞» un Haïtien pouvait être choisi pour occuper les fonctions de vice-consul.∞∞»
9. AMAE 1882-1884, CP, vol. 33, no 43.
10. AMAE 1855-1857, CP, vol. 21, no 30 11. AMAE 1882-1884, CP, vol. 33, no 49. 12. AMAE 1865-1871, CCC Haïti, vol. 9.
–63–
les violences de la Guerre de Dix Ans13. Dans les colonies françaises des Caraïbes, aucun événement politique majeur ne semble avoir servi de point de départ aux migrations de Guadeloupéens et de Martiniquais en direction d’Haïti. Un certain nombre d’entre eux résidaient déjà dans la République noire bien avant l’abolition de l’esclavage en 184814. Ce fut par exemple le cas du Guadeloupéen Mondésir Richard, dont le consul général rapporta le départ de «∞∞Port-au-Prince où il [avait] passé plusieurs années, pour retourner à la Guadeloupe∞∞»15. Ce fut également le cas d’Édouard Reimbaud, «∞∞mulâtre de la Guadeloupe∞∞» qui se fit enregistrer au consulat général «∞∞après deux ans de séjour à Port-au-Prince, le 15 avril 1844∞∞»16.
A l’image des Guadeloupéens Richard et Reimbaud, la plupart des individus dont les noms apparaissent dans les dépêches consulaires, sont identifiés comme «∞∞hommes de couleur∞∞» ou «∞∞mulâtres∞∞». En janvier 1880 par exemple, le consul général Millon de la Vesteville parla d’une «∞∞colo- nie française formée de négociants blancs de second ordre et d’hommes de couleur de la Martinique et de la Guadeloupe émigrés pour plus d’un motif [...]∞∞»17
Les documents consulaires permettent également de brosser un tableau relativement large de leurs activités professionnelles. La grande majorité de ces «∞∞hommes de couleur∞∞» sont présentés comme «∞∞com- merçants∞∞» ou «∞∞négociants.∞∞»18 Aussi, Eugène Rabeau, Adrien Guercy, Ernest Demeuran ou Frédéric-Achille Barthe furent quelques-uns des commerçants les plus cités. Leurs activités professionnelles les plaçaient, ainsi que leur famille, dans l’élite commerçante étrangère qui domina et influença durablement l’économie haïtienne tout au long du dix-neuvième siècle (Cf. Plummer 1998, 41-66∞∞; Hazard 1873∞∞; Heinl 1978). Pourtant, il apparaît tout aussi clairement que de nombreux immigrés de la Guade- loupe et de la Martinique n’avaient que peu de rapports avec l’univers des négociants.
Un examen sommaire de la correspondance consulaire révèle en effet que les immigrés guadeloupéens et martiniquais occupaient les emplois les plus variés. Les exemples abondent, comme celui du Guadeloupéen Février qui «∞∞gérait une plantation située près de Léogane∞∞», dans la péninsule du sud d’Haïti19. D’autres comme le Guadeloupéen «∞∞Sénécal, qui s’est fait naturaliser sujet Haïtien [...] avait obtenu du Gouvernement, et en sa qualité d’Haïtien, l’emploi d’ingénieur civil de la République∞∞»20. De même, en 1879, le Guadeloupéen Yanest Duquesnay se présentait dans une lettre adressée au Ministre français des Affaires Étrangères comme
13. AMAE 1879-1881, CP, vol. 32, no. 45∞∞; Corvington 1977, 217∞∞; Morales 2000, 418.
14. Pour aller plus loin sur les conditions politiques, économiques et sociales prévalent en Guadeloupe et en Martinique autour de 1848, on peut consulter Schmidt (2000). Lara (1998)∞∞; Fallope (1992)∞∞; Chauleau (1979).
15. AMAE 1848-1849, CP, vol. 16. Nelly Schmidt indique que Mondésir Richard était établi à Port-au-Prince depuis 1846. (Schmidt 2000, 264).
16. AMAE 1849-1850, CP, vol. 17, no 66.
17. AMAE 1882-1884, CP, vol. 33, annexe no 5 à la dépêche no 22.
18. Faute de données statistiques, il nous a été impossible d’évaluer précisément le pour- centage des «∞∞négociants∞∞» dans la communauté guadeloupéenne et martiniquaise d’Haïti. 19. AMAE 1855-1857, CP, vol. 21, no 30.
20. AMAE 1864-1866, CP, vol. 25, no 2.
–64–
«∞∞professeur de mathématiques au Lycée de Port-au-Prince∞∞»21. En 1883 encore, le consul général Burdel rappelait que Gaston Gerville-Réache, alors député de la Guadeloupe à l’Assemblée Nationale française, était parfaitement habilité à «∞∞parler de Port-au-Prince. C’est au lycée de cette ville qu’il a trouvé il y a dix ans environ, l’emploi qui l’a tiré de la mis- ère∞∞»22.
A ces commerçants, géreurs d’habitations ou enseignants, s’ajoutaient des pharmaciens, des médecins, des botanistes, des charpentiers, des mécaniciens, des ouvriers agricoles, de simples commis de magasin ou des employés de commune23. De grandes différences existaient donc entre les originaires de la Guadeloupe et de la Martinique quant à leur statut économique et social. Ces différences furent peut-être à l’origine des conflits intra-communautaires signalés par le consul général en 1876 et cités au début de cet article. Ce furent peut-être également ces différen- ces qui provoquèrent de graves dissensions dans la Société de Bienfai- sance Française de Port-au-Prince au cours de l’année 1888. Fondée en 1878, notamment par des familles de négociants «∞∞de couleur∞∞», la Société avait pour but de recueillir des fonds pour l’établissement d’un centre hospitalier dans la capitale haïtienne, et de prêter assistance aux Fran- çais en difficulté (Corvington 1977, 3, 238). Certains de ses membres for- tunés reprochaient «∞∞à Mr. D’aubigny [président de la Société] de s’être opposé à la radiation des membres pauvres de la Société (pour la plupart ouvriers de la Guadeloupe et de la Martinique) et d’avoir payé en leur lieu et place la cotisation assez élevée due par chacun d’eux (environ soixante- quatre francs)∞∞»24
Au delà de ces différences, le recensement des activités professionnel- les des immigrés de la Guadeloupe et de la Martinique confirme qu’en dépit de leur extranéité, ils contournaient allègrement les barrières léga- les imposées aux étrangers dans leurs activités sur le territoire haïtien. C’est donc en pleine connaissance de cause que les agents français notèrent que même si «∞∞beaucoup d’industries sont fermées à l’étranger∞∞; ainsi il ne peut être ni notaire, ni avocat, ni libraire∞∞»25, les Guadeloupéens et les Martiniquais d’Haïti exerçaient «∞∞des emplois que la législation locale [réservait] jusqu’ici exclusivement aux haïtiens∞∞»26 Reste à savoir si, comme le suggéraient les consuls généraux, leur communauté raciale et
21. AMAE 1861-1883, Affaires diverses et politiques [désormais ADP] Haïti, vol. 4, Récla- mations particulières.
22. AMAE 1882-1884, CP, vol. 33, Réponse au discours prononcé par Mr. Gerville Réache à la Chambre des députés le 15 décembre 1883. Gaston Gerville-Réache, «∞∞homme de cou- leur,∞∞» député de la Guadeloupe et vice-président de l’assemblée nationale française fut en effet professeur de rhétorique et de philosophie au lycée de Port-au-Prince entre 1875 et 1876. Pour aller plus loin on peut consulter Yvon Le Villain (2001)
23. L’historien haïtien Georges Corvington note ainsi la présence de Guadeloupéens et de Martiniquais «∞∞Sous la direction du docteur Jobet, un médecin de valeur, né à la Guade- loupe, l’École de Médecine enregistre de rapides progrès. Après avoir amélioré le matériel scolaire, pourvu l’établissement de pièces d’anatomie plastique, le gouvernement, en 1864, établira dans la cour de l’Hôpital militaire un jardin botanique pour les études pratiques de physiologie végétale et en confiera l’aménagement à Alexandre Droit, expert jardinier de la Martinique.∞∞» (Corvington 1977, 153-154).
24. AMAE 1887-1888, CP, vol. 36, no 10. 25. AMAE 1865-1871, CCC Haïti, vol. 9. 26. AMAE 1857-1858, CP, vol. 22, no 5.
–65–
leur proximité culturelle avec les Haïtiens facilitaient les Guadeloupéens et Martiniquais dans leur entreprise.
Tous les observateurs contemporains reconnaissent que les étrangers résidant en Haïti n’avaient nul besoin d’être d’ascendance africaine pour contourner toute loi perçue comme défavorable à leurs intérêts (Plummer 1988, 47-50∞∞; Lacerte 1981, 509). L’exemple le plus souvent cité est celui de l’article 12 de la première Constitution haïtienne de 1805 prévoyant l’impossibilité pour un Blanc de devenir propriétaire en Haïti. Selon l’historienne Sybille Fisher, l’article 12 avait été conçu par les fondateurs de la République noire dans le but d’empêcher le retour des anciens propriétaires esclavagistes avec l’appui de l’armée française (Fisher 2004, 252∞∞; Barros 1984, 198∞∞; Lacerte 1981, 507). Pourtant, les agents français faisaient observer que «∞∞[...] malgré ce qu’on a pu faire pour empêcher les étrangers de devenir propriétaires d’immeubles en Haïti, il est notoirement connu que beaucoup d’entre eux en ont possédé et en possèdent en éludant la loi par différents moyens.∞∞»27 Pour mieux appréhender le rôle joué par le facteur racial et culturel dans l’expérience haïtienne des immigrés guadeloupéens et martiniquais, il faut tenter de connaître leurs motivations au départ de Fort-de-France ou de Pointe-à-Pitre.
Entendons d’abord le point de vue des consuls généraux. En parlant d’une colonie française composée «∞∞d’hommes de couleur de la Martinique et de la Guadeloupe émigrés pour plus d’un motif [...]∞∞»28, le consul général Vesteville insinuait qu’Haïti n’attirait surtout que des individus au passé trouble ou en délicatesse avec la justice. C’est cette thèse que reprenait plus tard son collègue Burdel en parlant sans détour de ces «∞∞mulâtres de nos Antilles qui ne viennent généralement ici qu’après s’être enrichis de casiers judiciaires∞∞»29. Tant Vesteville que Burdel s’appuyaient probablement sur l’exemple du Guadeloupéen Reimbaud dont les activités frauduleuses tinrent en haleine les consuls généraux pendant une bonne partie du règne de Faustin Soulouque (1847-1859). Après avoir sollicité du gouvernement de la Guadeloupe des informations sur les antécédents du personnage, le consul général avait pu en obtenir un por-trait détaillé∞∞:
«∞∞Le nommé Reimbaud Édouard, homme de couleur de la Guadeloupe [...] et qui a pris ici un essor si ambitieux, avait en effet, comme je le soupçonnais, évité, par la fuite, une peine infamante. Un arrêt de la cour d’assises de la Pointe-à-Pitre du 24 juillet 1844, l’a condamné par contumace à vingt ans de travaux forcés et à une heure d’exposition, pour crime de banqueroute frauduleuse.∞∞»30
Mais quand bien même Raimbaud ait pu être coupable des faits qui lui étaient reprochés par la justice de la Guadeloupe, il est certain qu’il ne pouvait à lui seul servir d’exemple pour l’ensemble de la colonie gua- deloupéenne et martiniquaise.
27. AMAE 1865-1871, CCC Haïti, vol. 9.
28. AMAE, 1882-1884, CP, vol. 33, annexe no 5 à la dépêche no 22. 29. AMAE 1882-1884, CP, vol. 33.
30. AMAE 1850, CP, vol. 18, no 69.
Suite dans le lien.
Bulletin de la Société d'Histoire de la Guadeloupe
Numéro 154, septembre–décembre 2009
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1036848ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1036848ar
Immigrés guadeloupéens et martiniquais en Haïti dans le
regard des consuls français (1848-1900)
Commenter cet article