Mandela meurt pour la première fois en 1994, après que l’ANC (1) dont il était le président, eut abandonné les revendications de la Charte de la Liberté (2) que le grand leader anti apartheid rappelait avec conviction, à sa sortie de prison quatre ans auparavant, dans une déclaration publique :
"Nationaliser les mines, les banques et les industries en situation de monopole fait partie du programme de l'ANC, et tout changement, toute modification à cet égard apparaît inconcevable. » Et pourtant, ces revendications n'étaient qu'une première étape vers la démocratie...
Comment les Afrikaners blancs ont-ils réussi à faire céder des militants aguerris, qui avaient combattu courageusement pendant si longtemps?
Avec le Black Economic Empowerment, des révolutionnaires deviennent actionnaires
Les négociateurs afrikaners proposèrent le Black Economic Empowerment en vertu duquel, du jour au lendemain, des cadres de l’ANC reçurent sous forme d’actions 10 et 26 % du capital des grands groupes miniers et des banques. Siégeant auprès des blancs dans les conseils d’administration : des révolutionnaires deviennent actionnaires. Tout en conservant leurs responsabilités politiques et/ou syndicales, ils deviennent hommes d’affaires richissimes ! Vishnou Padayachee, conseiller économique de l’ANC, témoigne: "Le projet [d'émancipation des noirs] était mort avant d'avoir vu le jour. » (3)
En échange de cette corruption légalisée, l’ANC accepta d’assumer un pouvoir politique dépouillé de tout contrôle sur l’économie, et pour cause, la banque centrale, garante de ce contrôle, restait entre les mains de la minorité blanche afrikaner. En 1994, s’évanouissaient les espoirs de tout un peuple. Cet abandon de la gestion du secteur bancaire interdisait de fait, tout réel changement pour la très grande majorité des noirs vivant dans l’extrême pauvreté.
De Klerck, président sous l’apartheid, avait très bien retenu la leçon des banquiers à la veille de l’indépendance du Congo belge. Une leçon qu’Aimé Césaire met en scène dans Une saison au Congo, à la mémoire de Lumumba dont la fidélité à son peuple lui a valu d’être assassiné sur ordre des Etats-Unis, de la Grande Bretagne et de la Belgique:
[Une salle du palais royal à Bruxelles, un banquier à ses collègues désemparés par le risque de tout perdre]
« Suivez l'idée. Que veulent-ils [les Noirs] ? Des postes, des titres.
Présidents, députés, sénateurs, ministres ! Enfin le matabich [pot de vin] ! Bon ! Auto, compte en banque
Villas, gros traitements, je ne lésine point.
Axiome, et c'est là l'important ; qu'on les gave !
Résultat ; leur cœur s'attendrit, leur humeur devient suave.
Vous voyez peu à peu où le système nous porte :
Entre leur peuple et nous, se dresse leur cohorte.
Si du moins avec eux, à défaut d'amitié
En ce siècle ingrat sentiment périmé
Nous savons nouer les noeuds de la complicité.
Hurrah ! Hurrah ! Vive l'indépendance ! »
Dans l’Afrique du Sud de l’après apartheid, des gens de couleur seront présidents, députés, sénateurs, ministres, mais aucune loi ne gênera l’enrichissement illégitime des banquiers et du grand patronat. L’’apartheid racial est aboli mais leConsensus de Washington est respecté par le développement séparé des salariés et des chômeurs d’un côté, et de la bourgeoisie de l’autre. Une bourgeoisie blanche ayant la caution d’une nouvelle bourgeoisie noire, pour l’essentiel des responsables de l’ANC ayant encore la confiance du peuple de par leur charisme d’anciens combattants.
"Nous avons l'Etat. Où est le pouvoir?"
Le peuple ne fut pas tenu au courant de ces transactions qui se firent dans le plus grand secret, les medias braquant les projecteurs sur le volet des responsabilités politiques futures, confiées aux gens de couleur. Les rencontres au sommet entre Mandela et De Klerck firent la une des journaux pour mieux masquer ce qui se tramait de fondamental en coulisse dans les commissions mixtes traitant de l'économie. C'est ainsi que, parallèlement à la lutte pour le contrôle du Parlement, monopolisant l'attention du grand public, les négociateurs noirs acceptèrent des mesures qui rendirent inapplicables les promesses de la Charte de la Liberté dans le domaine du logement, de la santé, de la culture, de l’éducation, des conditions de travail, des revenus...
Patrick Bond, conseiller économique auprès de Mandela, se souvient de la phrase qui circulait parmi les responsables de l'ANC après l’accession de Mandela à la présidence :
"Nous avons l'Etat. Où est le pouvoir?"
De même, la bourgeoisie française continue de s’enrichir sur le dos de ses anciennes colonies d’Afrique en gardant, de Paris, le contrôle absolue des banques centrales de ces soi-disant pays indépendants, c’est le règne du Franc CFA : qui contrôle l’argent contrôle la vie des gens…
Le favori de Mandela, Cyril Ramaphosa, un Black Diamond de 685 millions euros
Echappant légalement à tout contrôle politique, à tout devoir envers le peuple, la banque centrale restera l’arme absolue du grand patronat. Avec la maîtrise des taux d’intérêts qui permet d’accaparer les biens d’autrui en expropriant par la dette illégitime, le mécanisme d’enrichissement par l’appauvrissement continuera inexorablement de déposséder les artisans et les petits paysans, les petites et moyennes entreprises, au bénéfice exclusif des multinationales : la dette, telle une pompe aspire les richesses de bas en haut.
Par la pratique mafieuse de la dette racket, la banque centrale continuera de protéger les intérêts du grand patronat contre l’intérêt général.
Sans le risque de guerre civile généralisée qui grandissait depuis la révolte de Soweto en 1975, sans la peur qu’avaient les blancs de tout perdre, Mandela serait probablement mort en prison. La hantise d’être confrontés à des revendications populaires portées par un nouveau « Lumumba », fit que les responsables de l’apartheid proposèrent des « négociations » qui du côté noir furent dirigées parCyril Ramaphosa, l’actuel vice-président de l’ANC, militant syndicaliste (un homme à qui Mandela fit confiance toute sa vie). Du côté blanc, Roelf Meyer, le chef desnégociateurs afrikaners de 1990 à 1994, disait de Cyril Ramaphosa: « Nos idées et nos styles étaient différents, mais nous avons réussi à nous entendre, et je savais que je pouvais lui faire confiance dans les négociations. »
Il ne s’était pas trompé, Cyril Ramaphosa était déjà membre du conseil d’administration de la mine de platine de Lonmin, quand en 2012, à Marikana, la police protégeant les intérêts des actionnaires, fit tirer sur les mineurs en grève ; bilan : 34 morts, 78 blessés. Courageux combattant anti apartheid, à «forte tendance socialiste», ce « responsable syndical » possède aujourd’hui les 145 restaurants McDonald d’Afrique du Sud, l’entreprise Shanduka, l’un des plus grands fonds d’investissement sud-africains, des actions dans le secteur de l’énergie, dans les mines et l’immobilier, dans les banques, les assurances et les télécommunications. Cyril Ramaphosa est devenu le symbole de « la réussite » de cette bourgeoisie noire sud-africaine qu’on surnomme les Black Diamonds … En 2012, sa fortune est estimée à 685 millions d’euros. Il était le favori de Mandela pour les prochaines présidentielles.
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