LE MONDE GEO ET POLITIQUE | 11.12.2013 à 11h03 • Mis à jour le 12.12.2013 à 17h24 |Propos recueillis par Yves Eudes
Depuis le début du millénaire, des groupes de hackers et de militants de l'Internet libre expliquaient que les agences de renseignement des Etats-Unis mettraient en place un système de surveillance d'envergure planétaire, capable d'espionner des pays entiers. Parmi ces lanceurs d'alerte, Christopher Soghoian, Jérémie Zimmermann et Jacob Appelbaum. Les médias les écoutaient, puis les oubliaient, car ils n'apportaient pas de preuves matérielles exploitables. On les prenait parfois pour des paranoïaques ou des extrémistes égarés par leur antiaméricanisme.
Tout change au printemps 2013, quand un consultant de l'Agence de sécurité nationale (NSA) américaine, Edward Snowden, fournit aux médias des milliers de documents authentifiés de facto par le gouvernement des Etats-Unis, qui n'a pas contesté leur provenance. Aujourd'hui, les théories et les intuitions des militants de l'Internet libre ont acquis un nouveau poids.
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- « Se protéger seul dans son coin, c'est comme recycler trois déchets pour sauver la planète » Jacob Appelbaum, 30 ans, américain.
Informaticien, militant de l'Internet libre, Jacob Appelbaum est l'un des concepteurs du projet TOR, vaste réseau de serveurs permettant de naviguer sur Internet sans se faire repérer. Il a aussi été le porte-parole de WikiLeaks aux Etats-Unis. En 2013, il s'est installé à Berlin pour fuir le harcèlement policier dont il était victime dans son pays.
Que répondez-vous à ceux qui disent : « Tout ça ne me concerne pas, je n'ai rien à cacher » ?
Jacob Appelbaum : Quand quelqu'un vous sort cette phrase, répondez-lui : « Alors déshabille-toi, mets-toi nu devant moi, tout de suite. » Non seulement il ne le fera pas, mais il se mettra en colère, parce qu'il comprendra que vous essayez de prendre le pouvoir sur lui. Ensuite, ça le fera réfléchir.
Au niveau personnel, pas grand-chose. Se protéger tout seul dans son coin, c'est comme recycler trois déchets pour sauver la planète. Ce nouveau système de surveillance de masse est totalitaire au sens strict du terme, car il n'y a pas d'échappatoire. Même si on ne va pas sur Internet, on est surveillé, identifié, localisé, de mille façons, y compris quand on utilise son passe électronique dans le métro – mais vous allez encore dire que je suis parano…
D'abord, les Européens doivent comprendre que cette mise sous surveillance de pays entiers est une nouvelle forme de colonisation. Quand j'ai demandé à des élus allemands pourquoi leur pays n'accordait pas l'asile politique à Edward Snowden (actuellement réfugié en Russie), plusieurs m'ont répondu : « C'est impossible, il ne serait pas en sécurité ici. »
Le téléphone d'Angela Merkel est sur écoute depuis 2002, bien avant qu'elle soit devenue chancelière. Alors, ne croyez surtout pas qu'elle est la seule responsable allemande à être espionnée par la NSA. Or, face aux Etats-Unis, l'Union européenne est faible, elle pratique la politique désastreuse de l'apaisement. Il faudrait au contraire enquêter en profondeur, tout mettre sur la table, tout publier, puis lancer une grande opération de type « Vérité et réconciliation ».
Et si personne ne réagit ?
Tout va empirer. En collectant sans cesse des masses de données vous concernant, le système de surveillance fabrique votre doppelgänger numérique, un double qui devient plus vrai que vous. Votre profil et votre graphe social(cartographie de votre entourage) sont sans doute remplis d'informations erronées, mais vous ne pourrez jamais les faire rectifier, car vous ignorez leur existence.
Quelle contre-offensive serait efficace ?
La seule solution est de multiplier les fuites de documents secrets. Le monde a besoin de plus d'hommes courageux comme Edward Snowden, qui risquent leur vie pour imposer la transparence. Il est facile aujourd'hui pour un jeune bien formé techniquement d'infiltrer ces agences, car elles ont sans cesse besoin de nouveaux talents. Nous devons aussi changer la tonalité du discours ambiant. Tout le monde parle de « cyberguerre » comme si elle était inéluctable. Il faudrait arrêter un peu, et parler plutôt de « cyberpaix ». Notre rôle est de pacifier Internet.
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- « C'est comme si j'avais répété à un ami fumeur qu'il allait attraper le cancer » Christopher Soghoian, 32 ans, américain, britannique et français.
Christopher Soghoian possède trois passeports. Après une vie aventureuse de hacker et de militant indépendant, il a été embauché en 2012 par l'American Civil Liberties Union comme expert en « liberté d'expression, respect de la vie privée et technologie ». Il vit à Washington.
Christopher Soghoian : Ce n'est pas réjouissant, c'est un peu comme si j'avais répété à un ami fumeur qu'il allait attraper le cancer. Le jour où il découvre qu'il a le cancer, je ne vais pas aller le narguer en criant : « Je te l'avais bien dit ! » Je suis terrifié par les révélations d'Edward Snowden. Je savais que l'Etat américain nous surveillait, mais j'avais sous-estimé l'ampleur des moyens mis en oeuvre. Cela dit, ça fait plaisir de constater que mes copains ont cessé de croire que j'étais complètement parano. C'est une période exaltante pour les gens comme moi.
Déjà, avant les révélations de Snowden, je payais mes achats en liquide, je n'avais pas de compte Facebook et, quand je participais à une réunion importante, j'ôtais la batterie de mon téléphone. Désormais, je prends encore plus de précautions, j'ai renforcé la sécurité de mes communications et de mes appareils. Pour les entretiens importants, je demande à mes interlocuteurs de venir se promener avec moi dans un parc de Washington.
Les choses vont-elles changer aux Etats-Unis ?
J'ai quelques espoirs du côté des entreprises. De nombreux informaticiens travaillant dans le privé sont très en colère. Leurs relations avec les agences officielles vont se distendre. Certains grands services Internet vont sans doute renforcer les systèmes de protection des données personnelles, notamment grâce au cryptage. On peut aussi imaginer que les géants comme Google ou Facebook se retrouvent concurrencés par des nouveaux venus, proposant aux usagers des services mieux sécurisés. Par le simple jeu du marché, la sécurité pourrait progresser partout.
Et pour l'Europe ?
Les Européens doivent comprendre que les élus américains, même ceux qui sont très critiques à l'égard de la NSA, n'ont pas vocation à protéger les étrangers. Le salut de l'Europe ne viendra pas de ce côté. D'autre part, même si le gouvernement des Etats-Unis promet aux Européens de ne plus les espionner, il ne respectera pas sa parole, il continuera à tricher et à mentir.
D'autre part, un pays qui est incapable de fabriquer ses propres équipements de communication est dans une posture d'infériorité fondamentale face aux pays fournisseurs de matériels. Tant que les responsables politiques et économiques français utiliseront des iPhone, ils n'auront aucun espoir d'échapper à la surveillance américaine.
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- Yves Eudes
Journaliste au Monde