Par Patrick Bard et Marie-Berthe Ferrer
Article paru dans l'édition du magazine Ulysse de mars - avril 2011
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EXTRAITS :
Les tambours occupent toute la largeur de la rue. Ceux de Guantánamo, et aussi ceux de Santiago de Cuba. La tumba de Holguín n'a pas pu venir. La faute aux pluies diluviennes. Dans le local attenant, une partie de dominos enragée se termine tandis qu'hommes et femmes achèvent de se préparer, costumes impeccables pour les uns, élégantes robes à volants pour les autres. Enfin, les danseurs se mettent en place. Ils sont les derniers au monde à pratiquer la tumba francesa, le tambour français.
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L'explication nous est donnée par un autre très grand écrivain cubain, Alejo Carpentier, dans La musique cubaine : le 14 août 1791, Haïti n'existe pas encore. Française, l'île entière a pour nom Saint-Domingue. Au son des tambours vaudous, embrasée par la Révolution française, la révolte des esclaves explose, provoquant l'exil des premiers planteurs. Trois ans plus tard, en 1794, la Convention abolit l'esclavage dans les colonies. Les colons français fuient vers Cuba, souvent accompagnés de ceux qui veulent encore les suivre, esclaves domestiques et main-d'oeuvre importée d'Afrique.
“Pas moins de 30 000 Français débarquent avec leurs esclaves dans la région de Santiago de Cuba”, affirme Olga Portuondo, historienne, en se balançant sur son fauteuil installé sur la terrasse de sa maison, tandis que s'abat la pluie tropicale. “En 1804, le rétablissement de l'esclavage décidé par Napoléon provoque la révolution haïtienne et la partition de l'île. Le rythme de l'exode s'accélère. Les Français occupent les pentes de la Sierra Maestra, encore vierges. Ils y créent des plantations de café.” A l'image de La Isabelica, vaisseau amiral d'un ensemble de 56 plantations franco-haïtiennes disséminées dans la montagne, unique au monde et pour cette raison classé par l'Unesco.
L'homme qui fonda la finca La Isabelica en 1812 s'appelait Victor Constantin Cuzeau. Il était originaire de Bordeaux et s'il baptisa sa plantation de cacao et de café du nom de la belle esclave qui partageait sa vie, Isabel María, les outils qui décorent les murs des communs restaurés témoignent d'un traitement sans égard pour ceux qui, venus avec leur maître depuis Haïti, logeaient dans le misérable carré dont subsistent encore quelques fondations. Chaînes, bracelets de chevilles, local destiné aux chiens chargés de poursuivre les esclaves marrons font frémir. Pire, ce trou dans le sol, dont la guide assure qu'il servait à loger le ventre des esclaves enceintes désobéissantes – afin de ne pas porter préjudice au fœtus, future force de travail – qui devaient subir le fouet. On touche ici du doigt le degré de relégation des esclaves hors de l'espèce humaine et le niveau de violence d'une oppression qui n'eut d'égal que la peur des esclavagistes face à une main-d'oeuvre asservie, mais majoritaire en nombre.
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