Sujet tabou
En Haïti, la seule évocation du trafic de drogue fait fuir les hommes politiques. Un seul d'entre eux parle sous le sceau du secret: « Le manque de volonté en Haïti reflète celui de la communauté internationale. Sous Aristide, dont je ne partage pas les opinions, il y avait un réel souci de combattre ce fléau. C'est sans doute une des raisons qui ont poussé les militaires à le renverser. Aujourd'hui, ils veulent rester au pouvoir coûte que coûte et continuer de percevoir leurs commissions. » Bilan de ces années militaires : pas un seul trafiquant de drogue n'est arrêté alors que plus de 200 d'entre eux l'ont été lors de l'éphémère passage de Jean-Bertrand Aristide a la présidence.
« Si Haïti est pris en otage par des dealers, l'alternative est simple, explique, en privé, le prêtre-président alors en exil. Ou bien nous persistons à professer une pédagogie de la résistance visant à inverser ce rapport de force, ou bien nous capitulons. Dès lors, le pays serait livré à la drogue, les institutions promises à l'éclatement. » Dans ce domaine, le pré-sident Aristide dénonce l' « ambiguïté » de la position américaine. Comme son prédécesseur à la Maison-Blanche, Bill Clinton apporte publiquement son « soutien » à Aristide. Mais, à ce stade des événements, il est problématique de croire que les Américains souhaitent réellement rétablir le président déchu. En attendant son impossible retour, les Colombiens larguent toujours leurs sacs de « farine » sur Haïti, au risque de plonger les paysans du Nord-Ouest dans un grand étonnement. Les dieux vaudou sont-ils tombés sur la tête?
Chapitre II
LE RETOUR D'ARISTIDE
1994-1995
L'embargo, toujours renforce, se révèle inefficace. La frontière dominicaine reste une vraie passoire. Seuls quelques pays « amis » semblent persuadés qu'Haïti demeure coupée du monde. L'aéroport est définitivement fermé, mais les échanges entre Saint-Domingue et Haïti sont bien organisés. Les observateurs de l'ONU, présents en petit nombre aux postes frontières, ne sont pas en mesure de changer le cours des choses.
Les négociations traînent. Les menaces ne suffisent pas pour faire plier les putschistes. Les solutions diplomatiques épuisées, les Américains se décident à intervenir. Le Pentagone s'y prépare. Les Haïtiens aussi. Le président de facto et ses proches menacent. « Nous n'avons pas la bombe atomique, mais nous avons mieux. La magie noire et le sang du sida. Si nous n'avons pas 100 000 fusils d'assaut à distribuer, nous trouverons bien des seringues infectées. » Émile Jonassaint, le chef du gouvernement de quatre-vingt-un ans, invoque aussi les esprits du vaudou pour repousser les envahisseurs. Il appelle les « loas » à la rescousse. Il affirme aussi que les Haïtiens préparent déjà des « poudres poisons ». Ogou, le dieu de la guerre, veille. Les soldats y croient. « Nous lutterons et ferons face à l'envahisseur. Les zombies devant et nous derrière. » Le ton est donné. Conquis par la rhétorique nationaliste, 100 000 Haïtiens seraient prêts à se battre auprès des 7 500 soldats. « La propagande en vigueur flatte jusqu'à l'ivresse la fierté haïtienne. On convoque tous les héros du panthéon patriotique » rapporte Vincent Hugeux . En effet, on exhume avec passion et rage les sermons des ancêtres, héros de l'indépendance conquise en 1804 contre les troupes.de Napoléon Bonaparte. « La liberté ou la mort. » Les putschistes ravivent aussi le cruel souvenir de l'occupation américaine qui plongea le pays dans la souffrance de 1915 à 1934. L'humiliation n'a pas encore disparu de la mémoire des anciens. Cédras et ses proches ne semblent pas très inquiets. En ces temps d'embargo total, la maîtrise de trafics avantageux leur assure une aisance financière des plus enviables. En attendant une éventuelle issue à la crise, autrement dit leur départ, qu'ils jugent de plus en plus incertain, ils amassent un magot qui leur assurera des jours paisibles.
Dans l'entourage de la junte, rares sont ceux qui paraissent prendre au sérieux la menace d'une intervention étrangère. L'attitude la plus flagrante est leur décontraction apparente. Le commandant en chef, Raoul Cédras, s'adonne chaque week-end à sa véritable passion, la plongée sous-marine. Le colonel Michel François fait son jogging tous les matins. Quant au chef de l'état-major, le général Philippe Biamby, il prend le temps de se balader en ville, sans que l'on puisse déceler le moindre signe d'inquiétude. Ont-ils des garanties de Washington? Les Américains s'interrogent. Que doivent-ils faire ? Leur position n'est pas des plus simples. Ils ne peuvent plus se retrancher derrière l'argumentation puérile, déjà émise après le coup d'État du 30 septembre 1991, qui consistait à ne rien faire parce qu'Aristide était un « dangereux psychopathe ». Ce prétexte pour ne pas intervenir avait été monté de toutes pièces par la CIA, dont les agents s'étaient chargés de diaboliser le président haïtien. Cette fois, le régime des putschistes a eu le temps de démontrer son « talent » dans l'art de la persécution. N'est-ce pas suffisant pour effectuer un virage à 180 degrés ? Non, l'inverventionnisme américain doit avant tout être perçu comme une réponse à des préoccupations relevant de la politique intérieure américaine.
Des « hordes » de réfugiés s'enfuient encore de Haïti sur des embarcations de fortune. Le gouvernement de Washington, et sans doute une majorité de citoyens ne veulent en aucun cas accueillir tous ses boat people qui se déversent sur les côtes de la Floride du Sud. Le refus de l' « invasion » est catégorique à Washington. L'arrivée d'une main-d'oeuvre immigrée est certes profitable à l'industrie américaine mais tout afflux massif de réfugiés pose problème. Les États-Unis semblent prêts à tout entreprendre pour arrêter le phénomène. Une réaction qui suscite la colère d'Aristide. Le président en exil dénonce le « mur de Berlin flottant ».
Pendant que les Américains tergiversent, les paysans meurent
Les paysans et les pauvres des zones rurales et urbaines se battent pour survivre. Ils sont en colère, et plus déprimés que jamais. Les mouvements paysans sont liquidés à l'image du MPPC, dans le plateau central. Les soldats et d'autres représentants de l'État tuent les chefs clés des mouvements. « Americas Watch », une délégation d'observateurs ainéricains, a pu constater l'ampleur des dégâts. « Quand nous visitâmes les quartiers généraux du MPP, le 2 juillet, les immeubles étaient tels que l'armée les avait laissés en octobre dernier. Pas une porte ne restait dans ses charnières. Plus un meuble dans les pièces. Chaque immeuble était sens dessus dessous, avec des piles de papiers froissés, posters, livres et dossiers. Dans le plateau central, la répression contre le peuple affilié au MPP était apparue si intense que personne n'avait osé nettoyer, encore moins utiliser les immeubles par peur d'être répertorié comme sympathisant du MPP et mis en prison»
La répression ne fait effectivement pas dans la demi-mesure. Elle alourdit un climat qui devient intenable pour les pauvres gens. « La montée en flèche du prix du fuel, qui est à plus de seize dollars le gallon, a rendu la tâche difficile aux paysans pour transporter leur riz et leurs bananes dans la capitale, ou pour obtenir des produits comme l'huile de cuisine ou des piles. De village en village, les gens vivent pratiquement " la main à la bouche ". Ils affirment qu'ils sont déterminés à endurer l'embargo, sans se plaindre, si cela faisait revenir leur président . »
Qu'est-ce qui motive Clinton ?
À une large majorité, douze voix pour et deux abstentions, le Conseil de Sécurité de l'ONU autorise les États-Unis à utiliser la force, si nécessaire, pour rétablir la démocratie en Haïti. Le président américain bascule en faveur de l'intervention militaire en se remémorant le poids électoral de la Floride, particulièrement peuplée et plutôt disposée à voter à droite. Un État qui subit l'immigration haïtienne de plein fouet et pourrait poser de sérieux dommages au parti démocrate lors des prochaines élections de 1994. Par ailleurs, le président Clinton craint que le renvoi des boat people à la mer ne choque les parlementaires noirs. Or, il a besoin de leurs voix au Congrès pour faire adopter sa réforme du système de santé américain. La décision est apparemment irréversible. Les États-Unis prennent le risque du bourbier haïtien.
Les généraux haïtiens continuent pourtant à narguer les États-Unis. Ont-ils conscience que la décision américaine est prise ? Le souci du Pentagone est d'éviter une opération coup de poing. L'opinion américaine ne se remet toujours pas des images humiliantes de l'expérience somalienne. Il faut à tout prix éviter que ce scénario ne se reproduise. Le jeudi 15 septembre, au cours d'un discours retransmis sur toutes les chaînes de télévision nationales, Bill Clinton annonce au peuple américain que « le temps des généraux de la junte haïtienne est fini », et qu'il « leur reste à peine quelques heures pour quitter le pouvoir ». Pour autant, le président américain abat sa dernière carte face au « plus violent régime de l'hémisphère ».
Le dimanche 18 septembre 1994, trois émissaires américains débarquent à Port-au-Prince. Un trio hétéroclite. Il s'agit de l'ex-président Jimmy Carter, du général Colin Powell, l'ancien chef d'état-major de l'armée pendant la période de la guerre du Golfe (et futur présidentiable) et du sénateur de Georgie, Sam Nunn. Un bras de fer de sept heures s'engage. En ce dimanche ensoleillé, la télévision CNN consacre un « non-stop » à la crise haïtienne. Rien ne filtre des ultimes négociations. L'un des trois émissaires, Sam Nunn, raconte par la suite : « Carter avait son ordinateur sur les genoux pour rédiger les termes de l'accord au fur et à mesure de la discussion. Puis nous en rendions compte au président Clinton sur une ligne réputée sûre, mais avec la très nette impression que les Haïtiens maîtrisent suffisamment la technologie des écoutes téléphoniques pour savoir tout ce qui était dit! Jusqu'à ce que le général Biamby vienne annoncer à Cédras qu'une armada d'avions est en route pour bombarder Haïti. »
En effet, las d'attendre, le ministre de la Défense, William Perry, donne l'ordre, à 18 h 05, de faire décoller les C-141 de la base de Fort Braggs. À leur bord, les parachutistes de la fameuse 82' division aéroportée. L'unité des coups durs. C'est in extremis que Clinton intervient pour qu'ils rentrent sur leurs bases. Les généraux haïtiens viennent de céder. Ils acceptent les propositions des Américains. Il n'y aura pas d'affrontement.
Good morning Haïti
Le lendemain, 9 h 30. Les opérations commencent. Les Haïtiens ne se privent pas du spectacle. Stupéfaits, ils regardent les Blancs déguises jouer à la guerre contre un ennemi imaginaire. Un débarquement grotesque. Les hélicoptères « Chinhook » lâchent des GI's par milliers. Tenues de camouflage, visages noircis, fusils-mitrailleurs à la main, les soldats s'installent en position de tir derrière leur paquetage sitôt largué.
Les photographes et cameramen slaloment entre ces combattants. Rampant pour avancer, les soldats donnent l'impression d'être les acteurs d'un fictif « Apocalypse Now 2 ». Les Haïtiens applaudissent à tour de bras. La plupart ne peuvent dissimuler leur rire. Une chose est certaine, ils ne sont pas près d'oublier ce spectacle « grandeur nature » susceptible de faire rever tous les producteurs d'Hollywood. Mardi 20 septembre 1994.
Vingt-quatre heures après le débarquement des soldats de l'Oncle Sam, première manifestation pro-Aristide. Elle dégénère vite en soutien aux marines. La police haïtienne intervient pour disperser la foule. Elle fait une première victime. Un innocent qui vend des poissons sur le trottoir. Quand les militaires américains arrivent, le jeune homme baigne dans son sang. La tension monte d'un cran. Les marines sont nerveux. Pourtant, la population leur réserve un accueil plutôt chaleureux. On assiste à plusieurs manifestations spontanées de soutien aux troupes d'intervention. Les jeunes n'hésitent pas à monter dans les camions militaires et sur les blindés. Ils entonnent des chants triomphants, en agitant les bras et en formant, en signe de victoire, un « V » avec leurs doigts. Comme un « remake » de la libération de Paris par les forces alliées. Toutes ces manifestations de sympathie touchent les Américains. Lors de sa première conférence de presse, le colonel Barry Willey, porte-parole de l'opération « Soutenir la démocratie », remercie vivement la population. Les États-Unis envisagent toutes les hypothèses pour que leur intervention se déroule au mieux. On apprend ainsi, quelques jours plus tard, qu'un commando américain s'apprêtait à kidnapper le général Cédras en cas d'échec des négociations de la dernière heure. Le capitaine Chris Hughes du corps d'élite des Rangers le confirme. Les membres de ce crack teams, équipés de matériels sophistiqués et informés par des rapports des services secrets, sont en Haïti depuis plusieurs semaines. Une centaine d'hommes. Ils n'ont pas eu à intervenir.
Quelques incidents éclatent pourtant. Au Cap, les marines ouvrent le feu à plusieurs reprises. Une dizaine de policiers haïtiens sont tués. Une nouvelle étape commence. Il faut désarmer les soldats et les miliciens. Lourde tache.
Le colonel Michel François part pour Saint-Domingue où se trouvent déjà de nombreux militaires putschistes. Pendant ce temps, les généraux Cédras et Biamby préparent leurs valises. Le 10 octobre, ils remettent leur démission. Le 13, ils partent pour le Panama. Exil ou nouvelle affectation?
Le retour du messie
15 octobre 1994. Titid II reviens. Après plus de 1000 jours d'exil, Jean-Bertrand Aristide, le président démocratiquement élu, est de retour en Haïti. Le même jour, l'embargo est levé. La vie reprend. Haïti semble pouvoir sortir enfin de l'impasse. Cependant, l'honneur des Haïtiens est entaché d'une alliance peu respectable, eu égard à l'histoire du pays. Titid rentre avec les Américains dans ses bagages. Le « prophète » a-t-il changé ? Il est sous influence. À son retour d'exil, son comportement contraste avec le jeune prêtre des bidonvilles qu'il était autrefois. Pourtant, l'émotion est bien présente quand, à midi dix, le président apparaît à la porte du Boeing 707 américain. En hélicoptère, il regagne le palais national. L'idole des pauvres s'approche d'une épaisse vitre blindée pour prononcer son premier discours. La politique haïtienne est absente de cette allocution qui dure presque une heure. Aristide donne surtout l'impression de s'exprimer à l'intention de ses hôtes étrangers. Puis il tient à rassurer les Américains. Il prononce un plaidoyer pour la réconciliation. En coulisses, les conseillers américains contrôlent tout. Le président haïtien donne le sentiment d'être sur un nuage. Heureux de retrouver son fauteuil. On peut lire une petite déception dans le public qui se disperse en multiples cortèges carnavalesques a travers les rues de la capitale. Sous haute protection et surveillance militaire américaines.
Aristide prend deux décisions rapides. Il dissout les forces armées et nomme un Premier ministre. Le 6 novembre 1994, le Parlement approuve le choix du président. Smarck Michel devient Premier ministre. Cet homme d'affaires cinquante-sept ans est un proche du président. C'est un modéré parmi son entourage. L'homme est respectable, mais on peut s'interroger sur sa liberté d'action. Sans jamais citer les États-Unis, il rappelle d'abord « qu'Haïti s'est engagé dans la voie de l'ouverture économique ». Il annonce clairement ensuite que le pays « doit s'engager dans la voie ultralibérale » - dont les méfaits sociaux sont reconnus. Abordant aussi la question des privatisations, il déroute les observateurs. Des pans entiers du secteur public haïtien vont passer aux mains de capitaux privés. Un message qui clarifie les choses. Les États-Unis ont remis Aristide à la tête de l'État avec l'espoir de replacer sous tutelle l'ancienne perle des Antilles.
Le pays dépend entièrement des bailleurs de fonds. Des ajustements structurels dans l'économie haïtienne en sont la contrepartie naturelle. Les productions locales n'ont désormais plus aucun avenir. Peu importe de créer les conditions d'un développement. Les Américains entendent rationaliser l'utilisation d'une des main-d'oeuvre les moins chères du monde.
Pour y parvenir, les interlocuteurs obligés des Américains sont les quelques grandes familles du pays. De son côté, Aristide sait qu'il lui faut pactiser avec cette grande bourgeoisie, à défaut de la convertir à ses idées. Une nouvelle alliance se met en place. Le retour d'Aristide marque une rupture. Il est lourd de conséquences pour la vie politique et économique du pays. Le petit homme du peuple joue le jeu de Washington... Aristide appelle chaque grande famille au téléphone. Il les invite à se rencontrer. « Le message était clair, se souvient Gilbert Biggio. Aristide a tout d'abord reconnu ses erreurs du passé. Puis, il nous a encouragés à faire la révolution économique. " Je ne peux la faire sans vous. Aidez-moi pour aider le peuple et le pays ", nous a-t-il dit individuellement. À l'exception d'une grande famille qui n'a toujours pas donné sa réponse, nous avons tous accepté. Pour la première fois, il y a une réelle volonté de développement. Les États-Unis vont tenir leurs engagements' », conclut-il. Plus que jamais, les grandes familles ont la destinée du pays entre les mains. Seront-elles le fer de lance du retour de la démocratie et d'un renouveau économique en Haïti ?
Les grandes familles sous influence américaine
Les trois ans d'embargo ont fait chuter les bénéfices de ces grands bourgeois. Leur exaspération a été transmise à Washington par leurs hommes de loi américains. Cette élite haïtienne que Clinton observe comme une alternative assez tentante à Aristide possède de sérieux appuis à Washington. On ne peut donc sous-estimer son rôle de lobbyiste. Par leur puissance, deux grandes familles sont notamment au-dessus du lot. Les premiers, les Brandt, sont originaires de la Jamaïque. Ils continuent d'ailleurs d'y maintenir leurs affaires. En Haïti, ils ont des intérêts dans l'huile comestible, les volailles et la banque. Ils ont aussi été au coeur d'un projet de sauce tomate financé par la Banque mondiale. Enfin, ils ont hérité de possessions dans le café, le textile et l'automobile. Les Brandt ont longtemps été considérés comme la famille la plus riche d'Haïti. Comme le raconte un diplomate haïtien au journaliste James Ridgeway parlant de O.J. Brandt, descendant de la famille, « il est le faiseur de roi ». Quand Papa Doc voulait construire une route pavée dans la basse ville de Port-au-Prince, O.J. Brandt réunissait l'argent pour la financer. Si Duvalier avait besoin de liquidités, à l'occasion, il stoppait O.J. Brandt a la frontière. Il ne lui permettait de revenir qu'après avoir acheté pour 2 millions de dollars de bons du Trésor du gouvernement'. À Washington, Gregory Brandt utilise les services du juriste Robert Mc Candless, qui a aussi représenté, en intérim, le gouvernement issu du coup d'État. Bloqués par l'embargo, les Brandt ont noué des liens étroits avec le FRAPH, le front civil de l'armée, et ont récemment débattu de l'achat d'une banque à Paris . En deuxième position, juste après les Brandt, se placent leurs « ennemis », les Mews - prononcer Meuse. Ils regnent en maître sur le sucre, la fabrication de chaussures, les plastiques, les détergents, et dans les travaux de montage. Accusés d'avoir soutenu le coup d'État, ils affirment avec colère que la famille s'oppose aux lois militaires et soutient Aristide. Vivant confortablement dans leur propriété rose bonbon de Dilido Island, entre Miami et Miami-Beach, ils n'ont, apparemment, jamais essayé de combattre le retour d'Aristide. À la différence des autres familles haïtiennes prédominantes, les Mews ont pris conscience que les choses doivent changer en Haïti. Ils se préoccupent plus qu'autrefois de politique. L'homme de loi des Mews à Washington est Greg Craig. Avec l'aide de ce juriste, ils ont établi une filière noire pour obtenir des soutiens américains. Craig, partenaire de la prestigieuse société d'avocats Williams & Connolly, dirige aussi un groupe d'avocats basés à Washington. Il a étudié à l'école de droit de Yale avec les Clinton, bien qu'il prétende « n'avoir jamais parlé d'Haïti au président' ».
Tout le monde ne partage pas l'enthousiasme de Craig pour les Mews. Charles Kernaghan. et ses associés du National Labor Committee - Comité national du travail - ont publié un réquisitoire cinglant contre l'élite haïtienne et leurs partenaires américains. Ils vilipendent les Mews, clamant qu'ils se sont enrichis en faisant de la contrebande de ciment lors de l'embargo. Craig nie les accusations de Kernaghan qui rapporte également que cette famille est derrière le coup d'État de septembre 1991. Non seulement c'est faux, a répondu Craig dans une lettre traitant d'action légale et demandant que la publication du rapport soit stoppée, mais « la famille Mews s'est activement engagée, quelquefois à la demande du gouvernement américain, dans le processus visant à restaurer un gouvernement démocratiquement élu en Haïti ».
Après les Brandt et les Mews, on trouve quelques autres « grandes familles » dont le poids économique permet de jouer un rôle influent certain. Reste à savoir s'ils opèrent vraiment, comme certains l'affirment, des pressions de nature politique à Washington. La famille Accra a commencé dans le textile. Elle détient le monopole de la fabrique de tôles. Elle fabrique des emballages et importe la farine depuis la fermeture de la minoterie d'État.
La famille Biggio est l'une des rares familles juives du pays. Grand ami de la France, Gilbert Biggio est aussi le consul honoraire d'Israël en Haïti. C'est un homme d'affaires qui a le monopole de l'acier et de la fabrication sidérurgique. Allié à la famille Accra, Gilbert Biggio a racheté l'agence de la BNP à Port-au-Prince. Parmi les familles les plus influentes, on cite souvent la famille Behrmanns, concessionnaire dans l'importation d'automobiles et de camions, et la famille Madsen, d'origine danoise, qui détient des participations importantes dans le café et la production de bière. Lillian Madsen est aussi une grande et bonne amie de Ron Brown, secrétaire du Commerce de Clinton. Les « bonnes » relations entre Washington et Haïti sont encouragées par les proches du président Clinton. Les Américains disposent de « relais » économiques en Haïti. « Cherchez qui contrôle le ministre des Finances et vous saurez qui gouverne vraiment », explique un baron du duvaliérisme.
L'oligarchie haïtienne possède aussi des ramifications en république Dominicaine. Certains ont établi des liens étroits avec les militaires dominicains, qui leur auraient permis de récolter de gigantesques profits sur les ventes d'essence. Par exemple, rappelle un diplomate, « une famille payait ses dettes à un homme d'affaires en lui faisant traverser la frontière vers une maison privée dont la piscine était pleine d'essence, et où il pouvait remplir son camion ». Ces pratiques sont souvent l'oeuvre de familles qui essayent de faire fortune, par n'importe quel moyen, pour arriver au niveau des plus puissants. Telle serait la stratégie de Gérard Khawly. « Il passe pour le premier contrebandier dHaïti, et l'embargo aidant, il aurait édifié une fortune estimée à quelque 50 millions de dollars et officie sur le marché parallèle des devises », explique Christian Lionet, le spécialiste des Caraïbes au journal Libération .
Pour toutes ces familles, les bidonvilles de Cité Soleil sont plus éloignés que Miami , Paris ou Washington. L'invasion américaine est une aubaine pour ces hommes de lucre, désireux de s'enrichir encore plus. Certaines grandes familles louent des terrains à l'armée américaine et s'efforcent de donner une « bonne image » à l'occupant. Leur avenir en dépend. Le retour d'Aristide complique sérieusement la situation de l'Église catholique. Pourtant, le président, autrefois très critique envers la hiérarchie catholique, fait le premier pas vers une réconciliation. Officiellement, il n'a toujours pas renoncé au sacerdoce. Le droit canon considère que la prêtrise est incompatible avec l'action politique. Deux jours après son retour, Titid écrit à Mgr Gayot. Il se déclare favorable à sa réduction à l'état laïque. Un signe d'apaisement, même si les conflits subsistent entre les deux parties. La fracture entre l'Église officielle et le peuple s'est creusée. En reconnaissant le régime des putschistes sanguinaires, le Saint-Siège a sans doute commis l'irréparable aux yeux de bon nombre d'Haïtiens. Pour le plus grand profit des Eglises protestantes, en vogue dans le pays, mais aussi de plusieurs sectes en provenance des États-Unis.
Washington complote
Washington, 8 décembre 1994. Chez «Toto» Fritz Cinéas, frère d'Alix, l'ancien ambassadeur américain Ernst Preeg, membre influent du parti républicain, réunit quelques anciens ministres de Duvalier. Responsable d'Haïti au centre d'études stratégiques de Washington, il « pense » la politique à long terme. Tous les invités n'ont pas répondu « présent » à l'appel. Le ministre Estimé a tourné la page et consacre son temps à des missions, entre autres, pour le compte de l'USAID. Il se trouvait, il y a peu de temps, au Burundi. Il ne vient pas au rendez-vous. Frantz Merceron non plus. À ses yeux, ce genre de rencontre est prématuré. Chef d'entreprise, il a suffisamment à faire en France. En outre, il consacre une partie de son temps à une ONG, spécialisée dans l'enfance malheureuse. La nouvelle peut faire sourire ceux qui connaissent son goût prononcé pour la politique. L'ancien ministre des Finances haïtien s'est reconverti dans l'humanitaire. Le procès-verbal numéro 56 de cette ONG sise à Paris, qui compte de nombreux projets d'aide à l'enfance, l'atteste. Frantz Merceron est « chargé d'étude » et doit surveiller le bilan financier de l'association. Ironie du sort, le trésorier de cette association humanitaire n'est autre que Max Bourjolly, l'ex-numéro deux du parti communiste haïtien.
À Washington, Jean-Marie Chanoine et Alix Cinéas répondent présents à l'invitation de Preeg. Discussion amicale ou analyse stratégique ? L'ambassadeur Preeg reste des plus prudents. Il les encourage cependant à créer, dans l'avenir, un parti politique qui pourrait obtenir le soutien du parti républicain.
Les États-Unis persévèrent-ils dans leur volonté de placer des pions sur l'échiquier politique haïtien? Un observateur politique se demande d'ailleurs « si l'une des raisons du soutien de la CIA au putsch de 1991, ne serait pas la reprise de l'influence française sur le pays ». Aristide, qui avait donné des gages de sympathie à la France, a aujourd'hui changé de camp. Il se retrouve sous la haute protection de l'Oncle Sain.
Les Etats-Unis jouent sur plusieurs tableaux
Le 31 mars 1995, Bill Clinton se rend en Haïti. Les casques bleus de la Minuha, mission des Nations unies pour Haïti, remplacent les soldats américains. Le président Clinton préside les cerémonies. Il surprend son auditoire en reprenant les slogans de Lavalas en créole. Une première. L'aristidomania serait-elle contagieuse? Le message est là. Clinton soutient Aristide et le parti Lavalas. Les Haïtiens ne sont pas dupes. Même s'ils restent un instant sous le charme de l'événement, ils redoutent l'emprise du grand voisin sur leur petit pays. Dérive du clan Lavalas ou habile jeu des Américains pour écarter le « prophète » de son peuple?
Pour Aristide, le premier grand rendez-vous électoral a lieu le 25 juin. Mauvaise impression. Les élections législatives sont marquées par de nombreuses irrégularités administratives. Elles font hurler tous les partis à l'exception de Lavalas. Le dimanche 17 septembre, le second tour ne suscite pas l'enthousiasme espéré. Le taux d'abstention est très élevé. Dans certains bureaux de vote, le taux de participation n'atteint pas les 20 %. Une gageure pour la démocratie et une vraie déroute pour Lavalas quand on se souvient du score d'Aristide lors de son élection.
Privatisations ou vente du pays ?
Cette peu glorieuse victoire d'Aristide et de ses partisans n'est pas pour autant une réelle surprise. Les Haïtiens sont manifestement préoccupés. En cette fin d'année 1995, leur interrogation principale porte sur le programme de privatisations annoncé par le gouvernement. La question est présente sur toutes les lèvres. Un véritable débat national est engagé. Le peuple, dont il ne faut pas sous-estimer la conscience politique, se sent concerné. Des manifestations ont lieu à Port-au-Prince. Des pneus brûlent devant le palais national. Nouveau revers pour Aristide, le peuple se retourne contre lui. Il a certes gagné le soutien des Américains et des grandes familles, mais il se coupe progressivement de la base. Un risque calculé dans la mesure où Aristide n'a pas à faire face à une opposition virulente, puisque quasi inexistante. Serait-il devenu un politicien calculateur? En attendant les présidentielles prévues pour la fin de l'année 1995, les réformes ne progressent que très lentement. L'issue de l'échéance à venir apparaît bien imprévisible. Seule certitude, l'heureux élu héritera d'une situation pour le moins difficile.
A suivre
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