Quelques rares articles de presse s’étonnent ces derniers jours de la tolérance de la France de 2013 aux manifestations de racisme et réduisent le problème à la montée en puissance du Front National qui devient ainsi le responsable qu’il faut combattre et anéantir pour être enfin débarrassé cette idéologie honteuse.
Permettez au Noir d’outre-mer que je suis de manifester mon désaccord avec cette analyse et cet espoir. Je crains que cela ne soit pas compris par la plupart des militants anti-racistes de France, qu’ils soient Noirs ou Blancs. Mais tant pis.
Je commencerai par une « anecdote » qui m’a profondément marqué peu de temps de temps après mon arrivée en métropole il y a presque cinquante ans. Il y en a eu beaucoup d’autres par la suite , au cours de vingt années que j’y ai passées, mais j’ai eu le temps de comprendre et de m’y habituer plus ou moins. On ne parlait donc pas à l’époque du FN.
A dix-neuf ans je débarquai donc un beau jour dans une grande ville de province pour y poursuivre mes études. Quelques mois plus tard je fis la connaissance d’une jeune fille de la région et nous avons commencé à nouer une relation sentimentale sans qu’elle en parle à sa famille. Le choc survint lorsque quelqu’un de son entourage nous vit ensemble en ville bras dessus bras dessous. Elle s’est fait copieusement remonter les bretelles en lui intimant l’ordre d’interrompre toute relation avec « ça ». Ah ! le « ça ». Ce fut brutal et inattendu. Je découvrais un monde nouveau. Je venais de quitter mes champs de cannes qui étaient , en dehors du lycée, mon univers quotidien comme il était celui de mes ancêtres esclaves ou engagés. Mais je ne le savais pas encore tellement cette période de notre histoire a été occultée et personne n’en parlait jamais. Cependant je n’avais encore jamais entendu utiliser le terme « ça » pour parler de quelqu’un. Pourtant le quart-monde réunionnais dans lequel j’ai grandi était plutôt rugueux.
Si je rapporte cette histoire , vécue sûrement par d’autres que moi, c’est pour dire que le rejet de l’autre fait aussi partie de la culture française , une culture où cohabitent une tradition humaniste et une tradition esclavagiste et coloniale. Le Front National n’y est pour rien. Il est juste le révélateur de ce qui était peu médiatisé auparavant. Au nom de la liberté d’expression, aujourd’hui on ose tout sans prendre aucun recul , sans exercer le moindre esprit critique. Les digues sont rompues. A mon sens c’est tout ce qui a changé. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil de France. Ce parti ne fait que surfer sur une tradition ancienne par opportunisme. Le fond n’a pas beaucoup changé. Continuer de s’en prendre au FN en faisant croire qu’on combat le racisme ce faisant est une illusion. Et cette illusion risque de nous coûter cher à nous les Noirs et aux autres exclus aussi d’ailleurs. En effet, en combattant le FN au nom de l’anti-racisme on crée un amalgame, on assimile abusivement la lutte politique contre un mouvement d’extrême-droite à la lutte contre le racisme. Or , nous savons bien que la montée électorale de ce parti est due surtout au marasme économique et social qui perdure et qui s’accompagne d’une crise de confiance inégalée à l’égard des élus. De ce fait , on crée une confusion qui conduira la masse des victimes de la politique actuelle et passée à rendre les minorités complices de cette politique puisque l’attaque contre le seul parti (selon eux) qui parle de leurs préoccupations se fait au nom de celles-ci.
Dès lors se pose , pour un membre de ces minorités, la question de savoir s’il doit épouser sans discuter ce combat qui ne parait pas d’une grande clarté intellectuelle et qui ne parait pas non plus très conforme , à mon avis , à nos véritables besoins. Pour moi , et je m’adresse surtout aux personnes issues de ces minorités et qui ont « réussi » dans le cadre socio-politique tel qu’il est aujourd’hui. J’ai l’impression que celles-ci emboîtent le pas systématiquement aux militants dits progressistes (nous dirons « de gauche » pour simplifier) qu’on crédite d’un a priori anti-raciste. Il est vrai que la lutte contre le racisme pousse plus souvent à gauche qu’à droite. Cependant , en confondant le combat politique, qui a sa propre logique déterminée par un lieu et une époque, et le combat humain et universel qu’est l’anti-racisme ne risque-t-on pas une confusion des genres préjudiciable au second ? Si je pose la question c’est bien entendu pour y répondre par l’affirmative. Après tout la lutte contre le racisme existe depuis longtemps en France et ailleurs en Occident. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Les victimes d’il y a cent ou deux cents ans avaient la même couleur de peau que celles d’aujourd’hui dans leur grande majorité. Donc, on peut légitimement s’interroger sur la pertinence des moyens employés dans cette lutte. On ne peut s’empêcher de remarquer que dans l’ensemble c’est le monde occidental qui donne le tempo dans ce combat. Les personnes issues des minorités qui s’y engagent utilisent les mêmes outils , la même démarche. N’y a-t-il pas une perte d’identité de ces personnes ? J’ai tendance à penser que oui. Et cela a pour conséquence une analyse biaisée de notre situation.
En effet, hier comme aujourd’hui le « progrès » dont nous bénéficions est celui qui nous est octroyé in fine par les décideurs qui sont les mêmes qu’hier. Pour nous , ressortissants des DOM, nous ne pouvons pas oublier que l’abolition de l’esclavage en 1848 est une initiative du pouvoir central qui a obéi à ses propres motivations , ses propres lobbies de l’époque. Il ne s’agissait pas d’une conquête des esclaves mais d’un bienfait majestueusement accordé parla République généreuse à sa population servile. Or chacun sait que « à cheval donné on ne regarde pas les dents ».
Ainsi , àla Réunion, l’ivresse de la liberté a longtemps passé sous silence les conditions de cette libération , rappelées par Sarda Garriga : continuer à travailler chez le maître mais comme « travailleur libre » , ne pas rester inactif sinon on était passible du délit de vagabondage,etc…Je ne vais pas détailler la situation de ces nouveaux « hommes libres » mais elle était telle que beaucoup de ces affranchis ont déserté les champs et les propriétaires ont fait appel aux engagés indiens sous contrat mais dans les faits un nouvel esclavage commençait et la mentalité servile perdurait pour les victimes comme pour les maîtres.
Je fais ce rappel pour dire que la vraie libération ne peut venir que des individus concernés. Quand celle-ci est octroyée elle est forcément pervertie, volontairement ou non , par les valeurs conscientes ou inconscientes de celui qui l’octroie. Dès lors, soit la victime « libérée » fait l’effort nécessaire pour se dégager de la logique du « sauveur » et retrouver sa pleine existence, encore faut-il qu’elle en ait conscience, soit elle fait siennes les valeurs de ce dernier que ce soit par facilité, par reconnaissance ou par ignorance et dans ce cas elle s’engage dans la voie de l’aliénation intellectuelle. Dans cette logique elle ne pourra plus se voir, s’analyser qu’à travers le prisme déformant de l’autre. Elle adoptera alors le même fonctionnement intellectuel que l’autre et cela d’autant plus facilement que cet autre se prévaut d’un universalisme affiché. Je crois que c’est ce malheur qui nous est arrivé. Je rejoins en cela l’analyse de Franz Fanon dans « Peaux noires masques blancs » dont l’analyse du monde antillais, bien que différent du nôtre, recoupe certaines observations de mon enfance sur les comportements, les valeurs, les imaginaires de la société réunionnaise de l’époque.
Il est donc fondamental que les Noirs de France fassent un effort de réflexion approfondie sur leur identité, leur histoire et leur place dans la société française. Il est tout aussi fondamental de dissocier la lutte contre le racisme, qui est un combat qui doit nous transcender, de la lutte politique qui est un autre combat et qui relève d’une autre logique.
A ce titre je refuse cet amalgame qui consiste à privilégier la lutte contre le Front National au nom de la lutte contre le racisme. La lutte contre le racisme est ailleurs et dépasse le combat politique. Chacun est libre de s’engager politiquement comme il l’entend mais qu’il ne le fasse pas au nom de l’anti-racisme, qu’il ne confonde pas le symptôme et la maladie, même si certaines agressions comme celles à l’égard de Madame Taubira ne peuvent laisser indifférent. Il importe plus que jamais de faire preuve de discernement.
Ile de La Réunion, le 31 Octobre 2013
PS : Je ne sais pas si ce billet sera publié. Mon abonnement arrive à expiration et mes nombreuses demandes d'enregistrement de ma nouvelle CB sont toujours restées sans réponse. Alors....
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