A la veille de l'élection présidentielle du 17 novembre au Chili, la candidate et ancienne présidente Michelle Bachelet donne son opinion sur l’Union européenne, son influence et les défis que les 28 doivent relever.
Je crois que l’Europe aujourd’hui est un mélange des réalisations passées et des défis à venir. Cependant, ce qui reste à voir est si l’esprit progressiste qui a permis de mener à bien ces réalisations sera maintenant le même pour répondre aux défis. Les réalisations reflètent les principales valeurs exprimées dans le Traité de Rome fondateur, à savoir construire ensemble une nouvelle Europe et vivre en paix. Il n’y a aucun doute quant à la réussite de l’impact de l’une ou de l’autre de ces valeurs fondamentales. Avec seulement 7% de la population mondiale, l’Union européenne représente 25% du PIB mondial et reste la plus grande puissance commerciale. En même temps, un sentiment de solidarité traduit le fait qu’elle assume presque 50% du coût de l’aide au développement. Le processus de croissance a pendant ce temps mené à quelques étapes importantes en termes d’intégration, ayant pour résultat un conglomérat de 28 nations avec diverses cultures mais un seul objectif : être Européen et regrouper différentes nationalités sous une bannière commune. Bien que la crise économique ait eu un grave impact sur le projet européen, l’euro a jusqu’à maintenant résisté à la tempête. Il reste une monnaie forte sur les marchés internationaux et aucun pays qui l’utilise ne s’est jusqu’à présent retiré de la zone euro, en dépit de spéculations généralisées qui laissaient penser le contraire.
Paix et démocratie
La paix, la partie la plus importante du projet européen, a également été assurée depuis plus de cinquante ans –si ce n’est l’exception notable de la crise yougoslave. Ce n’est pas un mince exploit lorsque l’on considère l’histoire de l’Europe, qui a constamment été ponctuée de guerres et de conflits depuis la chute de l’Empire romain. Par temps de paix, l’Union européenne a renforcé ses pratiques démocratiques et élaboré une culture de coexistence pacifique qui a transcendé les tensions et les différences individuelles. Cela fait de l’UE non seulement un accomplissement pour les citoyens européens mais également un accomplissement dûment reconnu pour ses réalisations par le reste du monde, y compris l’Amérique latine.
Cependant, il est également vrai que rien de tout cela n’a été réalisé facilement et que l’Europe affronte sa part de problèmes. Ces dernières années, la structure a vacillé à bien des égards et les tensions ont été vives lors des débats politiques et institutionnels. À un certain niveau, c’est une question d’économie contemporaine et de dette souveraine. Pourtant, à un niveau plus profond, il s’agit aussi des effets des évènements passés. L’histoire n’est jamais statique dans aucune région du monde : elle exerce une puissante influence sur la pensée et les cadres politiques, dont une grande partie du débat sur les aspirations des peuples pour leur société. En Europe, la période de l’histoire ayant une résonance particulière aujourd’hui est la Guerre froide et ses répercussions.
Les conséquences du néolibéralisme
Pendant cinq décennies, deux mondes –deux visions de la société et de la politique– ont été établis sur le sol européen. La chute du mur de Berlin en 1989 et la fin du soi-disant socialisme « réel » ont entraîné dans leur sillage un besoin de concilier ces deux concepts essentiels mais opposés de chaque côté du Rideau de fer : la liberté et l’égalité. Le principal défi que devait relever l’Union européenne récemment créée était donc d’œuvrer vers une plus grande cohésion et un plus grand égalitarisme social dans toute l’Europe. Malheureusement, nous savons maintenant que concilier ces deux concepts n’est pas une tache facile et qu'elle s’est avérée, dans certains cas, ne pas être du ressort des politiciens européens. Partout où la logique du marché et le néolibéralisme se sont enracinés, ils ont entraîné une grave détérioration, à la fois dans l’équité et le bien-être. C’était comme si l’Europe avait troqué un Rideau de fer contre un mur d’indifférence.
Aujourd’hui, l’Union européenne doit s’occuper d’une série de problèmes qui menacent de miner le projet européen. Pour commencer, ses diverses organisations –surtout le Parlement européen, la Commission et la Banque centrale– ont besoin d’une meilleure coordination et d’une vision commune pour les prises de décisions. Cependant, il s’agit simplement d’outils pour faire face aux défis qui sont survenus avec la crise économique. Le véritable problème est pour l’Europe de développer réellement des politiques communes. Lorsque vous regardez cela de l’extérieur, vous voyez à quel point c’est compliqué de concevoir et de mener ce genre de politiques –c’est devenu même plus difficile avec les expansions successives qui ont étendu la variété des intérêts en jeu. Et c’est là que le bât blesse. Il y a maintenant un sentiment d’urgence qui balaye toute l’Europe : la population est vieillissante, la migration est en train de modifier les sociétés et le chômage a un effet dévastateur sur les générations plus jeunes. Pourtant, il est clair que les gouvernements et les partis progressistes ne savent pas toujours comment y faire face. Le nouveau millénaire a amené une vague de possibilités permettant à l’Europe de profiter au maximum de ses points forts. Nous devons cependant reconnaître qu’elle s’est rendue coupable d’un manque de prévoyance en ce qui concerne les nouveaux dangers provenant de la mondialisation et d’un système financier mondial sans règles claires et contrôles appropriés.
Croissance : une question plus vaste
Face à tant de défis importants, que devrait être la réponse des partis progressistes d’Europe ? Je crois qu’ils doivent être clairs et sans équivoque : leur tache est de s'opposer ouvertement aux modèles de croissance et de développement qui maintiennent l’inégalité. Il ne s’agit pas seulement de la question visant à déterminer s’il y a ou pas croissance économique ; il s’agit de diriger la manière de générer la croissance, vers où elle s’oriente et quel effet elle a sur les femmes, les hommes et les familles, ainsi que sur l’environnement. Bref, il s’agit d’introduire des politiques axées sur la protection du bien-être des générations actuelles et futures. En Europe, le débat existe entre ceux qui, d’un côté, préconisent l’austérité et la stabilité financière et, de l’autre, ceux qui mettent la solidarité en tête des priorités. Les progressistes doivent apprendre comment être du côté de la solidarité tout en continuant à chercher de manière calme et responsable le retour de la stabilité financière. Si les progressistes étaient capables de se positionner correctement et de trouver le bon équilibre politique –particulièrement en prévision des élections européennes de l’année prochaine– la crise pourrait représenter une nouvelle opportunité pour eux.
Un intérêt mutuel
En tant que Chilienne, certains points communs entre mon pays et l’Europe sont inévitables. En ce qui concerne ses origines culturelles et ethniques, le Chili, à bien des égards, a des liens étroits avec l’Europe. Nous avons également atteint des étapes importantes, comme l’Accord d’association avec l’Union européenne, l’accord bilatéral le plus complet, le plus vaste et le plus tourné vers l’avenir jamais signé au Chili. Pourquoi ? Parce qu’il est basé sur la réciprocité, l’intérêt mutuel et un renforcement des relations entre le Chili et l’UE dans tous les domaines, avec trois piliers clés : politique, économique et coopératif. Alors quand on parle de conditions d’accès au marché et d’investissement, on doit aussi insister sur le fait que le principal objectif est de promouvoir, de disséminer et de défendre les valeurs démocratiques, surtout le respect des droits de l’homme, la liberté des peuples et les principes de la primauté du droit. C’est le fondement sur lequel nous voulons désormais bâtir une société plus démocratique et égalitaire.
Michelle Bachelet, ex-présidente de la République du Chili (2006-2010), ex-directrice d'ONU-Femmes (2010-2013), candidate de la coalition de gauche à l'élection présidentielle chilienne du 17 novembre 2013 (son site de campagne)
Cette tribune sera publiée dans le second numéro du nouveau magazine d'opinion publique européenne Queries, à paraître le vendredi 22 novembre 2013.
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