Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le Monde du Sud// Elsie news

Le Monde du Sud// Elsie news

Haïti, les Caraïbes, l'Amérique Latine et le reste du monde. Histoire, politique, agriculture, arts et lettres.


Que veut dire aimer son pays quand on est haïtien ? Par Hugues St. Fort

Publié par siel sur 4 Février 2011, 10:23am

Catégories : #H.SAINT-FORT chronique


                                                (Première partie)    

                                             

 

        Parmi les rengaines les plus constantes émises par les Haïtiens, toutes classes sociales confondues, le thème de l’amour du pays constitue celui qui est le plus ancien dans notre histoire de peuple. On le trouve dès la constitution de notre société en nation libre et indépendante de la domination coloniale française dans notre célèbre acte d’indépendance le 1er janvier 1804 ; il figure éloquemment dans notre fameux Hymne national, La Dessalinienne, composé en 1904, qui nous exalte à mourir pour la patrie parce que c’est beau. Les premiers écrivains haïtiens, ceux qu’on appelle « les précurseurs » 1804-1830 (Léon-François Hoffmann 1995) ont littéralement bâti une littérature à partir de cette thématique, à une époque où il y avait un sérieux risque de retour des armées françaises pour reconquérir Haïti. Chez les musiciens, ce sujet est devenu une thématique indissociable du champ musical haïtien. Tous l’ont égrené, et ceux qui ont acquis richesse (relative) et célébrité dans l’émigration ont  juré qu’ils reviendront sur ses rives pour y mourir. (Se lan bra w pou m mouri). Les intellectuels ont déployé les ressources rhétoriques les plus emphatiques pour célébrer leur amour du pays mais surtout ils se sont servis de la création d’une nation haïtienne acquise dans le sang pour montrer à l’Occident que nous Haïtiens pouvons nous « créer une élite lettrée capable de rivaliser avec celles de l’Europe ». Quant aux politiciens, nul ne peut les égaler dans leur escalade d’amour patriotique.


A quoi cela correspond-il ? Que veut vraiment dire aimer son pays quand on est haïtien ? Comment les Haïtiens se représentent-ils Haïti ? Quand les Haïtiens répètent à n’en plus finir qu’ils aiment leur pays, de quoi parlent-ils exactement ? Je vais prendre un exemple qu’on peut qualifier d’extrême (en fait, il est extrême, mais c’est pour mieux juger le problème) : celui de certaines déclarations de Jean-Claude Duvalier (JCD) au cours d’une entrevue qu’il avait accordée en 2003 à Marjorie Valbrun, une journaliste américaine, d’origine haïtienne, travaillant pour le Washington Post, dans un article paru dans l’édition du 28 janvier 2011. Dans cet article, Valbrun rapporte que dans cette entrevue qu’elle avait eue avec JCD en 2003, ce dernier n’avait cessé de lui répéter qu’il savait toujours qu’il retournerait en Haïti un jour : « Jean-Claude « Baby Doc » Duvalier always knew he would return to Haiti one day. That’s what he told me, over and over, in 2003, when I spent two weeks interviewing him in Paris »

Plus loin dans le même article, Mme Valbrun rapporte ces propos de JCD: “There has not been one day since I left that I have not thought about Haiti… The whole time I’ve been here, my heart and my spirit has been in Haiti.” (Je n’ai jamais cessé de penser à Haïti depuis que je suis parti…Pendant tout le temps que j’ai passé ici, mon cœur et mon âme sont demeurés en Haïti) (ma traduction).  


Comme je l’ai dit plus haut, cet exemple peut sembler extrême parce que JCD ne peut certainement pas représenter Haïti mais il (cet exemple) témoigne de l’extrême circonspection avec laquelle on doit accueillir les déclarations d’Haïtiens qui proclament leur amour d’Haïti. En ce qui concerne JCD, l’Histoire est là pour nous rappeler que ce qu’il dit au sujet d’Haïti ne correspond absolument pas à ce qu’il a fait quand il était « président à vie » d’Haïti.


Qu’est-ce que les Haïtiens aiment quand ils répètent qu’ils aiment Haïti ? Les privilèges de toutes sortes dont ils bénéficient (parfois aux dépens de ceux/celles nettement moins fortunés qu’eux) dans le cas où ils appartiennent aux couches sociales favorisées qui possèdent des bonnes à tout faire, des domestiques  surexploités, la vie facile et le luxe dans une société où la grande majorité vit dans des conditions infra-humaines ? Je doute que la plupart des Haïtiens pensent à ces exclus de la société, si nombreux en Haïti, ou à cet environnement desséché, rabougri, déboisé qui constitue maintenant notre milieu naturel.  Et pourtant, tout cela, c’est aussi Haïti.

 

En elle-même, la thématique de l’amour du pays n’est pas mesurable, quantifiable, scientifique. En fait, l’amour de la patrie, dans le cas haïtien, est devenu un mythe que tout Haïtien a beau jeu de répéter parce qu’il correspond à un ancien état de choses empreint de fierté et d’héroïsme mais qui reste aujourd’hui vide, sans substance  et sans aucune portée. Né à partir d’une situation historique objective, le sentiment d’attache avec son pays natal, de fierté d’appartenir à une histoire grandiose s’est transformé en un mythe foulé aux pieds au fil des années.


En fait, en tenant compte de toutes ces réserves, la grande question à se poser est celle-ci : Peut-on vraiment parler d’une nation haïtienne ?

Traditionnellement, et à son niveau le plus élémentaire, on a l’habitude de retenir la langue, la race ou l’ethnie, et une commune histoire comme les traits constitutifs d’une nation. En réalité, définir une nation relève d’une entreprise beaucoup plus complexe, comme en témoigne l’immense littérature consacrée à cette question en science politique ou en histoire. Dans la littérature de langue française, l’un des textes fondateurs demeure l’exposé de l’historien français Ernest Renan vers la fin du 19ème siècle où il définit deux facteurs constitutifs de la nation : « la mémoire collective d’un même passé » et « la même volonté de ‘poursuivre ensemble’ ».


Dans son chef-d’œuvre « Haïti : State against Nation. The Origins and Legacy of Duvalierism » (1990, Monthly Review Press), l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot soutient que la nation est une construction culturelle. Cependant, continue Trouillot, « The nation is not necessarily a cultural construct backed by political power. Rather, it is a cultural construct that offers some claim to homogeneity in relation to political power” (pg.25) (La nation n’est pas nécessairement une construction culturelle soutenue par le pouvoir politique. C’est plutôt une construction culturelle qui peut revendiquer une certaine homogénéité en relation au pouvoir politique) (ma traduction). Trouillot conclut ainsi « The nation is the culture and history of a class-divided civil society, as they relate to issues of state power. » (La nation est la culture et l’histoire d’une société civile divisée en classe, dans leurs relations aux questions du pouvoir d’état) (ma traduction).


L’histoire et la culture de la nation haïtienne sont en effet intimement liées aux questions du pouvoir d’état. Rappelons que la thèse centrale développée par Michel-Rolph Trouillot dans le livre cité plus haut est le rôle prédateur et destructeur joué par l’état haïtien et les classes politiques dirigeantes haïtiennes tout au cours de l’histoire dans ses  relations avec la nation haïtienne. Pour Michel-Rolph Trouillot, si la révolution haïtienne après avoir défait les armées de Napoléon semble avoir échoué dans sa tentative de créer un état, c’était en partie parce que les puissances occidentales – notamment la France, l’Angleterre, les États-Unis, et le Vatican – voulaient qu’elle échoue. « But, it is also because the new Haitian elites treated the rural masses pretty  much the same way that the West had treated them » (Mais, c’était aussi parce que les nouvelles élites haïtiennes traitèrent les masses rurales largement de la même façon que l’Occident les avait traitées) (ma traduction) (Trouillot, Haiti’s Nightmare and the Lessons of History, NACLA Report on the Americas, vol. 27, # 4, Jan/Feb 1994).

Commenter cet article

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents