La Transition (3)
Or les amis comme les ennemis ont ceci de commun qu’ils ne sont pas achetables : les ennemis resteront des ennemis malgré les prébendes, ils ne cesseront jamais, en sous-main, de comploter, et les amis resteront les amis parce qu’il est difficile de désaimer, parce que les amis feront toujours partie, quoiqu’on fasse, de sa mythologie personnelle. Mais les amis et les ennemis ont ceci de commun qu’ils sont achetables : « tout le monde a son prix », comme ils disent, et « on ne trahit que ses amis ». C’est ce que pensent les cyniques. Et puis, on peut faire confiance aux amis comme aux ennemis. On connaît cette anecdote à propos de Bobby Fischer, le champion d’échecs : la série des matchs de préparation et d’élimination du championnat du monde battait son plein ; l’équipe soviétique, qui connaissait l’appétit de Fischer pour les pions, avait préparé, pour une partie de Petrossian contre l’Américain, un piège digne de la Compagnie des Jésuites tout entière, un sacrifice de pion, anodin en apparence, mais qui, s’il avait été accepté, aurait conduit Bobby Fischer à la catastrophe ; les seconds de Petrossian avaient calculé que le champion américain allait devoir dépenser au moins une heure de réflexion à trouver la réfutation de ce coup ; or Fischer prit à peine une minute pour décider de refuser le sacrifice ; après la partie, comme on l’analysait, Petrossian fit part à son adversaire de son admiration pour sa rapidité de réflexion : « Pas du tout », répondit Fischer, « pas du tout, j’ai simplement fait confiance à mon ennemi ! » Fischer savait que l’ennemi ne pouvait pas lui faire de cadeau, et Petrossian avait trop de sang-froid et de maîtrise de soi pour commettre une bévue. Alors, comment faire ? Comment se comporter vis à vis des amis et des ennemis puisqu’ils sont tous les deux capables de la même loyauté et des mêmes trahisons ? En faisant appel à l’éthique. En mettant toujours à la base de nos décisions cette « loi morale qui est au fond de nos cœurs ». C’est ce qu’a oublié le président de ce pays. Mais Qui-vous-savez n’est pas Bobby Fischer. Et il n’est pas Kant, il ne voit pas « le ciel étoilé au-dessus de nos têtes », il voit la gadoue des bas-fonds où s’agitent les gens « pragmatiques » de son entourage qu’on peut manipuler grâce aux « jobs », ou plutôt il ne la voit pas, pire : il fait semblant de ne pas la voir.
Cette situation consterne ceux qui connaissaient avant qu’il ne fût président le président de ce pays que vous connaissez. Ils sont consternés de rencontrer des criminels, des assassins qui circulent joyeusement maintenant dans les rues des villes du pays ; ces amis, persuadés que leur ancien camarade, devenu président, allait mettre en pratique les principes qu’il professait dans sa jeunesse et qu’il allait travailler pour le bien du pays, comme disent les naïfs, s’enthousiasmèrent pour son élection. Mais Qui-vous-savez était devenu pragmatique, comme les gens qu’il s’est mis à fréquenter et à utiliser. Ces camarades attendaient peut-être trop de lui. Quand ils ont vu que cette attente n’était pas comblée, était déçue, quand ils ont constaté que, arrivé au poste de commande, cet ami dont ils espéraient tout pour le pays, s’acoquine, par suite de je ne sais quelle aberration, avec des gens qui les avaient jadis torturés ou qui avaient jadis torturé et tué nombre de camarades, de parents, nombre de citoyens de ce pays que vous connaissez, quand ils voient se pavaner dans les rues des villes de ce pays des criminels connus, reconnus, des bourreaux dont les mains sont tachées de tant de sang que « l’eau de la mer tout entière ne pourrait les laver », oui, quand ils voient qu’au nom d’une hypothétique « politique de l’union, de la réconciliation », ce personnage au poste de commande oublie la justice, quand ils voient que rien ne changeait dans le déroulement des jours et des nuits de leur pays, dans la litanie des corruptions et des brigandages qui y avaient cours et auxquels ces gouvernants d’aujourd’hui avaient, dans leur jeunesse, promis de mettre fin, quand ils voient que tout continue comme avant, que les mêmes gens qui dans les régimes criminels précédant « le retour à la démocratie » sont en place et se comportent avec la même arrogance, quand ils voient les grandioses projections de leur jeunesse avachies, dévaluées, transformées en gestion mesquine du quotidien, en comptabilité triviale d’avantages et de désavantages immédiats, quand ils voient ces gens profaner leur rêve, le rêve de millions de personnes, oui, quand ils constatent tout cela, que faire d’autre que s’enfermer dans le désespoir ? Que peut-on faire d’autre, alors qu’on « voyait, n’est-ce pas, ces hommes faire en peu de temps apparaître comme un âge d’or le régime politique précédent » ?
Mais peut-être que Qui-vous-savez voulait, dans un élan fédérateur, rassembler tout le monde ? Faire oublier le passé, mobiliser les anciens ennemis autour d’un projet qui ne tînt compte que du bien du pays ? Faire comme Mandela table rase d’un passé d’inimitié ? Ou encore, comme, dans leur temps, Togliatti et Berlinguer en Italie, qui prônaient un « compromis historique » où ils demandaient que la droite et la gauche italiennes s’unissent pour « reconstruire l’État italien » (tiens, cela rappelle quelque chose, mais quoi ?...) ? Mais Mandela disait : le pardon, oui, mais accompagné de la justice. Et dans ce pays que vous connaissez, Qui-vous-savez ne prône pas le compromis historique en vue de reconstruire l’État, il prône l’œcuménisme des coquins en vue de mettre les moyens de l’État au service de leurs intérêts.
Que disent les Jeunes, ces Jeunes dont les « Responsables », qui sont en réalité – je sais, c’est un calembour facile et ridicule, mais comment résister ? - des irresponsables, veulent « former l’esprit, leur donner le sens du bien et du mal », quand ils – ces Jeunes - voient impunis des criminels, quand ils voient que ces criminels « profitent » de leurs crimes, qu’ils n’ont pas de compte à rendre, que se disent-ils, que pensent-ils, ces Jeunes, devant ces exemples que le Pouvoir leur met sous les yeux ? « Vaut mieux assassiner, voler, violer dans ce pays puisqu’on peut le faire en toute sécurité, en toute impunité, puisque l’on peut jouir, sans crainte, de ses assassinats, de ses vols, puisque l’on peut fixer, une lueur goguenarde dans les yeux, la femme qu’on a violée, les parents de ceux qu’on a tués, hausser les épaules devant les caisses de l’État qu’on a vidées. » Ces mêmes pratiques ne continuent-elles pas ? Et pourtant ces hommes que l’on dit grands continuent à gouverner, s’agitent, lèvent les bras aux cieux, protestent de leur bonne foi, veulent faire croire « qu’ils travaillent pour le peuple ». Ils font des promesses. Mais le président de ce pays que vous connaissez se moque de ses promesses, il sait que les promesses n’engagent que ceux qui y croient. D’ailleurs, il n’a jamais fait de promesses explicites, il s’en vante, il le répète à qui veut l’entendre ; ses promesses ont tenu dans ce qu’il représentait, dans ce qu’il pouvait signifier comme continuation, comme renouement avec un rêve, comme politique. Ses promesses, pour le peuple qui l’a élu, étaient son statut, ce qu’il était comme symbole. Non, il n’a pas fait de promesses, il n’a jamais formalisé de promesses, ne les a jamais verbalisées, personne ne peut se vanter de l’avoir entendu dire qu’il allait se battre pour le peuple : il n’en reste pas moins vrai que son nom focalisait une convergence de pulsions, représentait un héritage d’espoirs, une tradition démocratique, un faisceau de luttes ; il le sait, il s’en accommode, et fort lestement, il s’en fiche pourvu qu’il en retire avantage.
« Vous ne savez pas tout », me dit-on souvent, surtout en ces moments de débats sur le salaire minimum et à l’occasion des grandes décisions que les honnêtes gens ne comprennent pas. « Il a des informations que vous n’avez pas, il connaît des faits que vous ignorez… » L’argument suprême ! L’argument massue ! Cet argument a eu dans l’histoire une grande fortune. Dans ce pays que vous connaissez, « ces gens qui savent » se nommaient, à une certaine époque, « les gens éclairés ». D’après cet « argument », qui n’en est pas un, d’après ce raisonnement tout à fait déraisonnable, seuls les gens « informés », des gens qui ont fait des études, des gens qui possèdent les clefs pour décoder les cris et les chuchotements de la nature et de la société, qui ont appris à les traduire en langage humain, peuvent juger d’une question.
Ainsi, un simple individu n’aurait pas le droit de statuer sur le « darwinisme social » cher à Haeckel, car il n’est pas chimiste, biologiste ou sociologue, comme Haeckel, grand savant, et accepter, sans rechigner, le fait que, simple ouvrier au lieu de patron d’industrie, il est, du coup, moins intelligent, moins important que son employeur puisque la dura lex sed lex de la « struggle for life » l’a vaincu et que c’est par un processus de décantation naturelle, de filtrage rugueux mais juste, qu’il est confiné au bas de l’échelle de la société. Ce pauvre monsieur devra également accepter le fait, s’il est Noir, d’avoir un cerveau moins performant que celui d’un Blanc, parce que de savants biologistes ont « prouvé » que le cerveau des Noirs est inférieur au cerveau des Blancs, ou, si ce monsieur est une dame, se conformer au « fait » que, femme, elle est, nécessairement, moins compétitive que le male. Ce monsieur, qui peut être une madame, et le plus souvent d’ailleurs c’est une madame, n’étant ni biologiste, ni historien, ni rien de ce genre-là, et n’ayant par conséquent aucun argument d’ordre scientifique « de poids » à produire pour sa défense doit accepter sans renâcler son état d’infrahumain ; il devra aussi accepter les conclusions de certains historiens américains qui ont « prouvé » que la situation du Noir était meilleure au temps de l’esclavage. « La liberté est un alcool trop fort pour le Nègre. » Heureusement que, en matière de politique, c’est-à-dire de relations entre hommes, et en ce qui concerne les affaires de la cité, au-dessus du principe, ou soi-disant principe, que « seuls ceux qui savent » ont le droit de décider « parce qu’eux seuls ont les informations adéquates », il y a l’éthique, c’est-à-dire, entre autres, le droit pour un simple citoyen de décider de ce qui le concerne, c’est-à-dire, en fin de compte, la démocratie. Mais certaines personnes, dans ce pays que vous connaissez, estiment que la démocratie est une chose trop importante pour la confier aux démocrates, c’est-à-dire au peuple. Ils lancent au peuple le fameux : « Je sais mieux que toi ce qui est bon pour toi. » Pendant longtemps cette verve antidémocratique, qui était la traduction de vœux élitistes, s’était traduite par la pratique du vote censitaire qui suppose que le vote est une fonction ; par conséquent seuls les individus d’un certain niveau « intellectuel », économique et social avaient la légitimité d’exercer le droit de vote. Seuls les riches et les gens « intelligents » pouvaient exercer ce droit de vote. Et l’on devine aujourd’hui que tout ce tapage autour du salaire minimum, toute cette morgue qu’est la récusation du désir populaire qui parfois pense « mal », cette négation de la volonté du peuple qui souvent a des exigences jugées désopilantes sont une forme déguisée, moderne ou plutôt contemporaine – car il n’y a rien de moins moderne que cette prétention de vérifier le désir populaire, de le rectifier - du vote censitaire.
Lors de la Restauration, en France, on discutait à la Chambre Haute de la nécessité de rétablir la censure, sous prétexte qu’il y a des choses que le peuple ne peut pas entendre parce qu’il ne les connaît pas, et qu’il serait dangereux pour lui d’aborder. « La Révolution l’a bien montré. » Talleyrand, qui s’y connaissait en intelligence donc du coup en crétinisme, prit la parole, et il dit : « Il y a quelqu’un de bien plus intelligent que Monsieur de Voltaire, que l’Empereur Napoléon, bien plus intelligent que tous les membres réunis de la Chambre des Pairs, c’est Monsieur Tout-le-Monde. » Monsieur Tout-le-Monde sait, par exemple, quel est le salaire minimum nécessaire pour vivre, pour rester un citoyen respectueux des lois, pour se garder à l’abri de tentations anarchistes, pour se sentir membre à part entière du corps social auquel il est censé appartenir, un salaire minimum au-dessous duquel on ne peut être un être humain, où l’on ne peut penser aux affaires de la cité, où on ne peut s’élever au-dessus de la vase, car on est trop arrimé à la tourbe, aux exigences de trouver les quelques cents indispensables pour vivre, donner à manger aux enfants et à ses vieux, et « on ne peut penser à Dieu quand on a froid aux pieds », c’est saint Augustin qui l’affirme ; autrement dit : on ne peut penser aux affaires de la cité quand on est trop occupé à trouver des cents pour acheter du riz ou une poule (une poule ! ! !). Il sait d’instinct, Monsieur Tout-le-monde, que l’argumentaire découlant du point de vue étroitement économiciste, mécaniciste, avancé de tous temps par les dirigeants de tous pays qui ne voient pas plus loin que le bout de leur crayon de comptable n’est pas valable. Ces économistes défendent « l’idée de l’Economie conçue comme un circuit régi par des mécanismes qui lui sont propres. Tel l’organisme humain, l’Economie relèverait d’un ordre naturel et même d’une loi naturelle identifiable et donc maîtrisable comme le sont les lois de la physique ou de la chimie ». Et surtout, surtout, l’économie serait tout à fait autonome, sans lien avec les autres paradigmes de la société, et déterminerait tout. Ce sont les mêmes arguments qui furent brandis à l’époque du Front populaire en France, quand de « grands » esprits expliquaient que la semaine de quarante heures, que les congés payés, etc. etc. allaient faire périr l’économie française, allaient la rendre moins compétitive par rapport à l’économie des autres pays de l’Europe. C’est un argument du même niveau que celui qui décrète qu’il ne faut pas, dans un pays essentiellement agricole comme l’est ce pays que vous connaissez, apprendre à lire et à écrire aux paysans car alors, instruits, « ils ne voudront plus cultiver la terre ». Or, en ce qui concerne les décision économiques françaises, des prédictions de malheur des Cassandre de malheur, c’est juste le contraire qui est arrivé, à ce point que tous les pays d’Europe se sont empressés de s’aligner sur les politiques sociales de la France.
On sait qu’aucune avancée sociale n’a été concédée par les chefs d’entreprise, les gérants de l’économie et les dirigeants politiques. Les avancées sociales, économiques et politiques sont le résultat de luttes. Tous les « spécialistes » ont prédit, et continueront à prédire l’Apocalypse si le salaire minimum est augmenté, adapté au coût de la vie. Ils détaillent les malheurs qui ne manqueront pas de frapper ce pays que vous connaissez si jamais on haussait le salaire minimum. Et, parmi ces spécialistes, il y a d’honnêtes gens, des gens sincères qui croient en toute bonne foi qu’on ne peut sans risques majeurs augmenter le salaire minimum, d’ailleurs « l’ouvrier lui-même n’en veut pas, il sait qu’il sera davantage imposé s’il a davantage de revenus ». Or les conquêtes du Front Populaire en France, et, auparavant, la libération des esclaves aux USA, et puis ailleurs les conquêtes des autres prolétariats ont prouvé au contraire que la productivité a augmenté depuis que la liberté des esclaves est proclamée (la Guerre de Sécession fut loin d’avoir été uniquement le résultat de la volonté généreuse de libérer ces pauvres Noirs, le Nord industriel avait besoin, pour prospérer, d’ouvriers et non d’esclaves), depuis que les ouvriers ont leurs congés payés et leur semaine de quarante heures, etc. Mais quand donc, pourrait-on se demander, le peuple serait prêt pour recevoir un salaire minimum décent ? Sans que ce salaire minimum décent ne menace la fameuse « compétitivité » de l’économie ? Sans que… Et sans que… Et n’oublions pas sans que… Tout en tenant compte que… Tant de paramètres à considérer… Sans compter le facteur psychologique qui nous dit que… Mais ce temps, mesdames messieurs les économistes n’estimeront jamais qu’il arrive ! ! !
(A suivre)
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