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Le Monde du Sud// Elsie news

Le Monde du Sud// Elsie news

Haïti, les Caraïbes, l'Amérique Latine et le reste du monde. Histoire, politique, agriculture, arts et lettres.


A propos de Sergo Calvin par Roland Paret

Publié par Elsie HAAS sur 4 Juillet 2009, 09:08am

Catégories : #R.PARET chronique

Roland Paret

Woille, Gogo !

Tout ne serait que reflet, disent-ils. Tout ce que ici-bas nous voyons, les objets, tout ce que nous sentons, les sentiments, tout ce que nous pensons, les concepts, tout ne serait que l’image d’un objet, d’un sentiment ou d’un concept qui véritablement et seulement sont et qui sont ailleurs, et surtout, pas de ce monde. Ainsi le temps ne serait que l’image mobile de l’éternité immobile.

Dans le même ordre d’idées, l’amitié, prétendent-ils, ne serait que la pale effigie de l’amour. L’amitié resterait toujours à la remorque de l’amour qui seul compterait. L’existence de l’amitié ne serait que l’existence en creux de l’amour. L’amitié n’existerait pas, en fin de compte !

Il suffit d’avoir une fois, une seule fois, rencontré Serge Calvin pour se persuader que l’amitié existe, et qu’elle existe en soi, qu’elle se construit sur son propre fonds et n’a rien à devoir à l’amour. Elle se dresse sur un socle bien à elle. C’est – pourquoi je n’arrive pas à employer le passé pour parler de lui ? mais puisqu’il le faut - c’était le genre d’hommes capables d’aller en enfer pour vous en ramener.

Sa générosité allait au-delà de tout ce que l’on peut imaginer. Il était capable de se priver pour aller au secours d’un copain. Il ne pouvait vivre sans les copains, et les copains peuvent à peine survivre sans lui. Il y a, lui absent, quelque chose qui manque dans l’air qui est plus lourd, dans nos jours qui nous paraissent plus sombres et plus brefs, dans nos soirées plus moroses, et dans le verre de whisky ou de rhum qui nous semble moins grisant.

Il fallait le voir au milieu de ses amis, épanoui, heureux, échangeant avec tous, se moquant des uns et des autres et surtout de lui-même. Serge Calvin semblait avoir inventé l’amitié. Ce n’est point qu’elle n’existe en dehors de lui, et qu’elle ne survive à lui, mais avec Sergo elle prenait une autre intensité, une autre tonalité.

Serge Calvin est mort : l’amitié est orpheline.

La maison de Sergo était – est, puisque je suis sssûr que Marie-Claude continue cette tradition – un lieu de convivialité, de cordialité. Toutes les rancœurs, toutes les rivalités, toutes les divergences étaient laissées à la porte ; elles n’y avaient tout simplement pas droit de cité ; et les lavalassiens aussi bien que les gnbistes, les crypto duvaliéristes ou les partisans des différents coups d’État étaient les bienvenus ; même ceux qui pensaient comme lui étaient les bienvenus. Il recevait comme un cardinal ou comme un aristocrate.

D’ailleurs, avec son visage émacié, sa taille mince, élancée, il avait l’air d’un cardinal ou d’un aristocrate, et, comme tout cardinal, il ne croyait pas en Dieu, et comme tout aristocrate, il ne croyait pas à l’aristocratie, à l’aristocratie sociale je veux dire.

Mort, Sergo Calvin ? Peut-être, en ce cas, faudrait-il « arrêter les pendules, empêcher le chien d’aboyer, faire taire les pianos » ; faudrait-il également « éteindre les étoiles, démonter la lune et le soleil, et vider l’océan », et « faire dessiner par les avions ces trois mots dans le ciel : Il Est Mort », oui, il faudrait faire tout cela.

Mort, Serge Calvin ? Mais alors d’ou viennent ces ricanements, ce rire, ces sarcasmes que l’on croit entendre au détour d’une conversation, à quelques coins de rue, à quelques coins de vie ? D’ou viennent ces mouvements de colère que l’on ressent au souvenir de ses répliques cinglantes, ou ces élans de joie, de bonheur, au rappel de quelques unes de ses réparties, de ses attitudes, ou au goût, qui persiste sur notre langue, de certains plats savourés, chez lui,  lors d’agapes mémorables ?

On ne meurt pas d’un coup. C’est un long processus. Et tant que chacun de nous vivra et conserve sa mémoire, tant que Marie-Claude, Fany, son petit-fils, et JeanCa, et les amis se souviendront de lui, il restera vivant. Il continue à nous éclairer comme ces lumières d’étoiles depuis longtemps mortes et qui néanmoins illuminent nos visages. De là où il est, ou de là où il n’est pas, selon qu’il soit ou ne soit plus, il continue à nous animer.

Vous avez remarqué que je n’ai pas parlé de son courage, qui était l’une de ses autres caractéristiques ; pourtant, dit-on, on ne parle bien que de ce l’on ne connaît pas. J’aurais dû, par conséquent, pouvoir parler du courage de Sergo. Mais lâche, je le suis à un point tel que la seule pensée de la torture me paralyse. Mes amis vous le diront : je n’ai aucun courage physique, et si l’on m’avait fait subir les tortures infligées à Sergo, non seulement j’aurais dit tout ce que je savais mais j’aurais dit tout ce que je ne savais pas. Pardonnez-moi de me citer moi-même, mais c’est un des rares cas où une personne réelle a servi de prototype à un personnage de « Tribunal des Grands Vents », ce roman que j’ai commis, et cette personne, c’est Sergo Calvin.

« Cela lui (à un tortionnaire) était arrivé avec un client, le bonhomme riait comme un dératé ; il avait augmenté la force des coups, rien à faire, l'énergumène continuait à rire ; c'était incompréhensible. Il était écœuré. Lui qui n'avait pas pleuré à la mort de sa mère s'était mis à verser de grosses larmes et hoquetait au malfaisant : “Tu vas avoir mal, non ? Cela te fait mal, non... ?” Toutes ces années d'études ne lui avaient servi à rien ; de dépit, il avait achevé le bonhomme plus vite qu'il ne l'aurait voulu, qu'il ne l'aurait fallu.

Mon Colonel lui avait expliqué que le patient était un “masochiste” (le Colon connaît toutes sortes de mots bizarres) ; le masochiste était mort en rigolant, seuls les yeux avaient une expression étrange. Mais ça avait été un cas extrême, la règle générale est : ni trop fort ni trop faible. Il s'agit, comme en démocratie, de trouver le juste milieu ; il faut que le gaillard “se sente mourir” (c'est encore une expression de Mon Colonel). Seule une longue expérience et des études constantes et précises pouvaient mener à la maîtrise de cet art exigeant.

Évidemment, il ne pouvait prétendre, même en rêve, atteindre le degré de virtuosité du Colon. Le Colon, lui, avait du génie, un don, et puis il apportait dans l'étude de cette matière difficile une passion et un dévouement admirables : un jour, il avait expérimenté sur lui-même une machine de son invention, “pour savoir le degré de douleur qu'on ressent et pour savoir jusqu'où on peut tenir”. C'était un jour où, aussi bizarre que cela puisse paraître, il n'y avait aucun patient, aucun prisonnier sur qui expérimenter, en vérité cela peut arriver ! Oui ! Ce pays... Haïti… Parfois... En vérité Dieu ! Le Colon avait protesté auprès de qui de droit contre cette absence de matière première. “Comment voulez-vous qu'on s'améliore si vous ne nous fournissez pas des sujets d'études ?”

Il y avait bien des prisonniers, Mon Colonel avait oublié que c'était le jour de la visite des délégués de la Croix-Rouge Internationale et, en cette circonstance, on avait vidé les prisons de la capitale, on avait expédié les prisonniers vers des institutions des alentours et de province : il est inutile, n'est-ce pas, de mettre les Étrangers au courant de nos affaires, Haïti est un pays souverain, tonnerre ! Dessalines n'a pas fait l'Indépendance pour que des Étrangers viennent fourrer leur nez dans nos histoires, merde ! De toutes les façons, ce soir-là, il n'y avait personne, et le Colon, pour se maintenir en forme, a dû se torturer lui-même. N'est-ce pas remarquable ? Une partie de son être hurlait de douleur, l'autre partie enregistrait ses réactions face à la torture.

C'est quelqu'un, Mon Colonel ! Des comme lui, c'est pas souvent qu'on en rencontre... Un artiste. Un artiste de génie. Un professeur extraordinaire aussi. Un sens prodigieux de la pédagogie ! Il se met rarement en colère. Il recommence patiemment ses explications quand on ne comprend pas.

La seule fois où le Colon s'était fâché contre lui, c'était quand il avait démoli le matériel de l'État, il y a déjà quelque temps de ça. Oh, ce n'avait pas été vraiment de sa faute, mais Mon Colonel ne supporte pas de voir démolir le matériel de l'État. Il est comme ça, Mon Colonel, il a un souci maniaque des biens de l'État.

En réalité, c'était la faute du nuisible qu'il traitait ce jour-là : il lui avait asséné un coup de fusil sur le dos, et le fusil s'était brisé ! Oui ! Ce qui était plus grave, c'est que le salaud n'était même pas tombé, il était resté debout, raide comme un balai. Du jamais vu. Et le dégoûtant n'avait même pas dix-huit ans ! Maigre comme un clou ! Si maigre qu’il pouvait passer entre les mailles d’une forte pluie sans se mouiller ! Un dangereux, il fallait le stopper tout de suite, pas question de le laisser vivre et devenir encore plus dangereux pour le régime.

La surprise avait paralysé l'élève de Mon Colonel. Il n'était pas le seul : un silence mortel avait suivi le bris du fusil. Tous avaient le regard braqué sur les morceaux de l'arme. Il avait récupéré un peu de son sang-froid, s'était baissé à l'oreille du misérable (un bien grand misérable : ce n'était pas un mince crime que de détruire le matériel de l'État !), lui avait murmuré : “N'est-ce pas que tu détruis le matériel de l'État ?” Mon Colonel avait relevé la tête, alerté par le silence soudain. Il avait d'un coup d’œil constaté les dégâts, s'était approché, avait fixé le fils de putain (c'est sssûr qu'il avait reçu une mauvaise éducation, pas assez de raclée de son père, c'est pour cela qu'il s'était mis en tête toutes ces idées communistes), s'était tourné vers celui qui prétendait être son étudiant, lui avait déclaré calmement (comme on sait, le Colon ne manifeste jamais sa colère, c'est une autre de ses qualités), mais sa voix semblait sortir du congélateur : “Je sais que ce n'est pas de ta faute, mais le fusil du soldat est son père nourricier et sa mère consolatrice. En aucun cas, le soldat ne doit le casser ni permettre qu'on le casse, comme tu viens de le faire. Le casser, c'est tuer celui qui vous donne à manger, à boire, c'est se détruire, c'est détruire son amour. Tu n'es pas digne de faire partie de mon groupe. Je te chasse. À moins que tu ne lui fasses payer son crime, le plus grand qu'il ait commis, plus grand que ses crimes communistes. Si tu veux te faire pardonner, fais-lui payer son méfait.”

Le soldat avait senti que non seulement son honneur était en jeu mais, bien plus considérable, son appartenance au corps le plus prestigieux de l'armée, celui pour lequel tout le monde avait du respect, même les autres militaires. Sans compter qu'il aimait Mon Colonel comme un père !

Il avait respiré profondément, il avait fait le signe de croix, “mon Dieu, donnez-moi la force ! Donnez-moi l'inspiration ! Vierge Marie, je suis ton fils, n’oublie pas que je te suis consacré !”, il était resté une minute à se recueillir, à se concentrer, il avait retroussé ses manches, il avait fait appel à toute sa science qui, sans être de la qualité et du niveau de celle de Mon Colonel, était assez remarquable, et s'était mis à l’œuvre. Oui, il “avait fait payer son crime au salopard”. Ah ! il avait dû regretter d'être venu au monde, le fils de chienne ! Garanti sur facture ! Et le Colon, convaincu, lui avait pardonné et ne l'avait pas renvoyé. »

Oui, c’est ce qui était arrivé à Sergo ! Il avait tenu ferme face à ses bourreaux. Et de son courage intellectuel, je n’en parlerai pas : tout le monde le sait.

 

 

 

 

 

 

 

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