La communauté internationale et Haïti
Les élections présidentielles de 2010 doivent constituer un référendum sur l’occupation d’Haiti
mercredi 2 septembre 2009
Par Leslie Péan [1]
Soumis à AlterPresse le 30 Août 2009
Dans la lettre de l’écrivain Octave Mirbeau à Lucien Millevoye parue dans le journal L’Aurore, du 19 janvier 1899, celui-ci se plaignait de la bêtise de son interlocuteur en lui disant : “Je sais bien que, quand on est bête, c’est pour longtemps...”. Octave Mirbeau continuait alors le combat commencé par Emile Zola un an plus tôt le 13 janvier 1898 quand ce dernier avait écrit au Président français Félix Faure son célèbre article « J’accuse… ! » pour défendre Alfred Dreyfus. Octave Mirbeau n’était pas à son premier coup dans la défense de Dreyfus. À un moment où le combat « classe contre classe » faisait rage, la bêtise recommandait de laisser tomber Dreyfus car il était “un riche, un officier, un éternel ennemi”. Octave Mirbeau n’accepta pas de s’engager dans cette voie stérile. Il avait alors écrit au prolétaire français les mots suivants. “L’injustice qui frappe un être vivant - fût-il ton ennemi - te frappe du même coup. Par elle, l’Humanité est lésée en vous deux. Tu dois en poursuivre la réparation, sans relâche, l’imposer par ta volonté, et, si on te la refuse, l’arracher par la force, au besoin.” [2]
Que devons-nous dire aujourd’hui à nos compatriotes haïtiens terrassés par ces temps d’obsession de la bêtise qui dure depuis longtemps ? En Haïti, la bêtise gagne souvent, pour ne pas dire toujours, dans son combat contre l’intelligence. Elle fleurit et est en bonne santé. Sa vitalité ne vient pas simplement de l’ignorance ou du manque d’instruction de ceux qui en sont les victimes mais surtout de la suffisance intellectuelle de ceux qui croient y échapper. On se retrouve en Haïti avec ce que le philosophe Julien Saiman nomme « la bêtise savante », c’est-a-dire un état béat, dans lequel l’étonnement n’existe pas devant la misère, la mendicité, la saleté, le brigandage, l’arbitraire, bref le non-sens. L’incapacité d’abnégation et d’humilité enlève la sagesse à une clase politique et à des élites qui se retranchent dans une irresponsabilité sans limites pour distribuer sur leur route l’indifférence, le manque de compassion quand ce n’est pas tout simplement la cruauté. La bêtise ne se remet pas en question. Elle refuse la pensée. Elle ne s’intéresse pas aux messages silencieux d’une communauté internationale aux abois devant les monstruosités de sa propre créature.
En réalité, la bêtise en Haïti a une longue histoire. Sa quintessence a été analysée par Roger Gaillard, philosophe et historien haïtien, dans le cadre de l’échec systématique d’Anténor Firmin pour présider Haïti en 1902, 1908 et 1911. Firmin est lucide et documente le triomphe de la bêtise orchestré par la communauté internationale avec à sa tête alors les Allemands agissant pour protéger leurs intérêts et ceux « d’une bande de spéculateurs mulâtres, entr’autres Boisrond-Canal, Léon Audain, Solon Ménos, Justin Carrié, Auguste et Clément Magloire, Villehardouin Leconte, Sambour, et cent autres encore... » [3] En dix ans, la bêtise triomphe d’Anténor Firmin en trois occasions. À chaque occasion, la communauté internationale est là pour sceller son sort. Pas question d’avoir des cerveaux à la direction des pays périphériques. Il faut plutôt des cancres qu’on peut corrompre et manipuler à volonté.
Anténor Firmin ne se laisse pas prendre au jeu de dupes du Procès de la Consolidation de 1904. Il écrit au Secrétaire d’État Américain John Hay en 1905, « Depuis que le général Nord est au pouvoir, le peuple ne sait à quoi on a employé les revenus publics, dont personne ne rend compte ; on vole dans les douanes d’une façon insolente. Et lorsque les journaux stipendiés du Gouvernement crient contre ces vols, c’est pour demander que les concessionnaires actuels soient remplacés par une autre série de vicieux, comme une escouade en remplace une autre, en continuant la même besogne. » [4] Firmin voit juste quand il décrit les chaises musicales des concessionnaires du brigandage local. Mais ce qui lui échappe en cette période de rivalités et de guerres inter-impérialistes, c’est l’entente parfaite des puissances occidentales pour se partager la planète comme elles venaient de le faire à Berlin en 1884. Une entente reposant sur l’établissement de gouvernements dirigés par des marionnettes ignares pour s’assurer de leur hégémonie sur la planète.
Avec un tel agenda, la victoire de l’Occident était assurée. Il faut donc, en plus des marionnettes au pouvoir, des doublures comme on dit chez nous, des gens dont le niveau d’instruction n’est pas très catholique. On comprendra donc mieux la réponse en 2009 de Joël Desrosiers Jean Pierre, actuel ministre de l’Education Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP), qui pour expliquer le maigre résultat des 23.42 % de réussite enregistrés aux examens du Baccalauréat, déclare que « les critiques de toutes sortes qui l’accusent de mener à mal le système éducatif haïtien n’ont pas tenu compte des causes lointaines de la dégradation du système éducatif haïtien ».
En effet, la communauté internationale ne s’est pas prise à l’aveuglette pour s’assurer que sa fabrique à cancres fonctionne à plein rendement. Elle a soutenu la dictature noiriste du père François Duvalier avec les Henri Siclait, Luckner Cambronne, Claude Raymond, Ti Bobo, Lucien Chauvet, Paul Vericain, Astrel Benjamin, Pierre Novembre, etc. Non seulement elle a soutenu cette dictature sanguinaire qui a fait partir en exil les meilleurs professeurs, plus de dix mille, mais elle a aussi appuyé le gouvernement du fils du dictateur, Jean-Claude Duvalier qui a mis en marche tout un programme de consolidation d’une bande de brigands noiristes et mulatristes avec pour conséquences la diminution des dépenses d’éducation et d’instruction. En effet de 1975 à 1985, les inscriptions scolaires dans les écoles primaires publiques ont diminué de 60% à 52.9%. Cette tendance à la baisse s’est accentuée atteignant 51.4% en 1995. [5] Remarquons que pour les pays à faible revenu comparables à Haïti, les inscription scolaires dans le primaire étaient de 60.4% en 1975, 77.1% en 1985 et 80.2% en 1995. La diminution des inscriptions dans les écoles primaires publiques s’est accompagnée d’une augmentation des inscriptions dans les écoles privées. La privatisation de l’éducation s’est faite au détriment de la qualité. Entre 1988 et 1998, le nombre des écoles privées a doublé. La castration de l’Etat en matière d’éducation est devenue permanente. On ne peut plus récoler les morceaux avec le secteur privé ayant 89% des écoles et 76% des élèves. Les zécoles-bolette pullulent. Selon les dernières statistiques de 2007, plus de 75% de ces zécoles-bolette fonctionnent sans permis officiel ou licence du Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP) et sont rarement visitées par les inspecteurs scolaires. [6] Le dispositif central du plan d’abêtissement des Haïtiens fonctionne à merveille. Seulement 47% des professeurs dans les écoles publiques ont une qualification professionnelle. Tenez-vous bien, car pour les écoles privées, ce chiffre n’est que de 8%.
Pour parfaire les dégâts, les ingénieurs de la déchéance ne se sont pas arrêtés en si bon chemin. Ils y ont surajouté quelques épices pour que la bêtise soit arrogante. Pour qu’elle vocifère son ignorance sans fards sur les ondes dans des émissions de radio qui empoissonnent la pensée dans une continuité infinie. C’est ce qu’a fait Radio Libèté de Serge Beaulieu, de1986 à 2000, avec constance, au point de devenir la référence de nombre de nos jeunes journalistes à la recherche de repères. On ne s’étonnera donc pas si dans cette conjoncture, comme eut à l’écrire le philosophe Schopenhauer, « un prêtre de la vérité devienne un champion du mensonge ». [7]
Sur ce vivier, les magouilles en tous genres prospèrent et permettent à la corruption de s’étaler. En tenant compte d’une population de 2.2 millions d’élèves dans le primaire et de 600.000 dans le secondaire, on peut estimer que le redoublement dans le primaire représente un pactole annuel de 360 millions de gourdes, et dans le secondaire, au moins 100 millions de gourdes. Un pactole pour les uns, mais un vol pour les autres, ces milliers de famille qui perdent l’argent investi dans l’éducation de leurs enfants. A cela, il faut ajouter les 400 millions de gourdes annuels dépensés pour l’organisation des examens officiels (6ème et 9ème année fondamentale, bac I et bac II). C’est avec ce dispositif que le système de l’Etat marron se reproduit en disséminant les idées communes qui servent à inculquer une vision du monde partagée tant à ceux d’en haut qu’à ceux d’en bas et qui constitue l’idéologie dominante. Sous cet angle de vue spécifique, on comprendra la volonté de maintenir ce cadrage malgré vents et marées. Ainsi s’explique le refus du président Boniface Alexandre de supprimer le bac 1 en 2005 malgré les recommandations qui lui furent faites en ce sens par Gérard Latortue, le premier ministre d’alors. Hait est le seul pays au monde à garder le système archaïque du bac I. Singulier !
La guerre larvée
Haïti peut-elle prendre à nouveau ses responsabilités vis-à-vis de l’humanité ? Telle est la grande question à laquelle les générations actuelles sont confrontées face à la volonté de certains secteurs de la communauté internationale de donner leur appui à l’imposture qui tient lieu de politique en Haïti. Pour contrer la globalisation esclavagiste en 1804, les Haïtiens avaient fait une alliance de l’intelligence et du courage pour retrouver leur fierté d’êtres humains contre un monde de Blancs qui voulaient les ravaler au niveau de bêtes de somme utiles pour le travail servile sur les plantations jusqu’à la mort. Deux siècles plus tard, aujourd’hui en 2009, les descendants de ces Haïtiens doivent trouver les voies et moyens pour s’opposer à une communauté internationale qui croit encore pouvoir avec des forces militaires étrangères et un gouvernement fantoche à leur solde, continuer avec une politique de souffrance et d’humiliation. Des décennies d’élections frauduleuses aboutissant au refus du salaire minimum de 200 gourdes pour les ouvriers les plus producteurs sont les mauvais coups de la politique coloniale d’ancien régime d’une minorité qui persiste pour garder ses privilèges dans le mal. Or justement, le moment approche pour donner réponse à cette interrogation de Cary Hector « Que se passerait-il si, un jour, qu’on ne souhaiterait pas lointain, nous pouvions, déterminés, dire haut et fort : Attendez ! Nous, Haïtiens nous voulons faire autrement ? » [8]
Haïti a été la grande victime de la victoire de l’Occident sur la planète. Elle n’a bénéficié d’aucun des progrès de la technologie et de la science dans les domaines du commerce, de l’agriculture et de l’industrie. Elle n’a pas non plus profité de la montée des Etats-Unis d’Amérique comme puissance hégémonique dans le monde. A cette étape de la globalisation sauvage, Haïti se retrouve au bas de l’échelle des Etats faillis avec un gouvernement qui n’arrive pas à mettre en confiance sa propre population. Un gouvernement qui se fourvoie et emprunte des culs-de-sac, des routes qui ne mènent nulle part.
Depuis qu’elle a fait la conquête d’Haïti par le génocide des Indiens et l’institution de l’esclavage, la communauté internationale propage et développe ses réseaux de corruption, selon ses propres termes, pour extirper les richesses qui firent de Saint-Domingue la plus prospère des colonies. Toutefois, Haïti n’a pas le monopole de ce sinistre record de la communauté internationale qui s’est acharnée avec le sabre mais aussi avec la croix pour détruire les peuples non blancs. Dans ce territoire du Pérou qui contenait plusieurs pays dont la Bolivie, huit millions d’Indiens ont péri dans les mines d’argent du Potosi pour que les rois d’Espagne accumulent les richesses que les financiers hollandais sauront mettre en valeur au détriment des monarques de la péninsule ibérique. La force de l’Occident est d’avoir su agir avec deux mains, la première infligeant le terrorisme aux autres peuples par ses canons, et la seconde rendant ce terrorisme supportable par la voix douce de l’Evangile recommandant aux peuples asservis d’accepter leurs conditions pour avoir le bonheur éternel dans l’au-delà. Cette alliance du sabre et de la croix pour sacraliser les pouvoirs avec les menaces et les peurs demeure le plus grand rempart protégeant le statu quo contre les coups de pied de la multitude. En Haïti, cette alliance prendra de nouvelles formes inédites avec l’acceptation par la dictature de Papa Doc des béquilles du fondamentalisme religieux américain. [9] Les évangélistes américains trouveront dans le discours de Papa Doc qui se disait un « être immatériel » la vivante traduction de leurs idéaux que Dieu protège le pouvoir des puissants.
Le cynisme de la communauté internationale n’a d’égal que la cupidité des marchands vendeurs de chair humaine qui ont tissé les réseaux de corruption dans tous les ports ouverts au commerce extérieur et qui après l’indépendance d’Haïti, gagnée de haute lutte en 1804, sèmeront les germes de la division entre les Haïtiens pour qu’ils s’entre-déchirent. La stratégie de la communauté internationale utilisera l’impérialisme culturel, le racisme et le chantage de l’isolement auprès des élites haïtiennes pour les diviser des masses paysannes et empêcher la construction d’un État de droit. Cela s’est fait avec habileté et délicatesse au cours du 19ème siècle où les diplomates français, anglais, allemands et américains accrédités en Haïti se sont assurés que le racket de l’État marron, pour lequel les élites s’entretuent, continue sans grande altération. Les rares membres de l’intelligentsia haïtienne qui ont compris ce jeu funeste ne pourront pas avec leurs armes dérisoires lutter contre la situation d’inertie imposée par les forces insaisissables des négociants consignataires alliés aux féodaux militaires. La mise au rancart de l’intelligence est consacrée dans le même mouvement qui fait la promotion de la médiocrité et de la bêtise. La confusion est encouragée du même coup par la stigmatisation de l’illettrisme généralisé qui est utilisée à mauvais escient pour exclure la plus grande partie de la population dans les décisions nationales. Le feuilleton des canonnières imposant des indemnités et des dettes, la formation des élites haïtiennes par le clergé breton, l’occupation américaine, l’émigration des paysans haïtiens à Cuba et en République Dominicaine, la promotion des classes moyennes contre les élites, les occupations étrangères à répétition, constituent les moments les plus importants de la guerre de basse intensité à laquelle la communauté internationale soumet la société haïtienne. Une guerre larvée dont les forces de la MINUSTAH, par leur présence sur le sol haïtien, révèlent la gravité quotidienne.
Déchéance et désir de respectabilité
À un moment où un plus grand nombre d’Haïtiens se rend compte de l’impasse de ce modèle de déréliction imposé, la communauté internationale est aux abois et ne peut plus utiliser les ressorts classiques des militaires pour sortir de son enlisement. Se rendant compte à l’évidence de son magistral échec à l’origine des bidonvilles, des boat-people et de la criminalité galopante, la communauté internationale a décidé d’annuler une partie de la dette haïtienne. Elle allonge ainsi la longueur de la corde passée au cou des Haïtiens pour qu’ils puissent continuer, comme les zombies dans cette fameuse toile d’Hector Hyppolite, à travailler dans l’illusion de la liberté. Les politiques de déstabilisation de la communauté internationale sont devenues plus audacieuses et plus ouvertes. Depuis que la Central Intelligence Agency (CIA) a financé les Contras au Nicaragua avec les ventes de drogue et d’armes en Iran (le scandale de l’Irangate), tous les coups sont permis pour assurer le maintien d’un ordre décadent qui refuse de disparaitre.
La déliquescence est encouragée pour retourner et transformer les partisans du changement en leur contraire. Ces derniers développent un profil de crédibilité pour les investisseurs internationaux en tenant la corde de malheur pour enterrer les ambitions des Haïtiens à se gouverner eux-mêmes et à trouver leurs solutions à leurs problèmes. Dans le cas haïtien, le retournement des partisans du changement franchira une étape importante en 1994 avec l’invasion des troupes américaines et la restauration de l’ordre constitutionnel. La communauté internationale a mis au point des techniques de conditionnement et d’encerclement très sophistiquées pour contourner la méfiance de ses vassaux. Elle connait leurs impulsions de pouvoir et elle se met en position pour les aider à satisfaire ce désir compulsif, exacerbé et irrésistible tout en se faisant passer pour des bienfaiteurs. Ainsi la communauté internationale a fait un coup double. Efficace. Plus la déchéance se propage, plus intense est le désir de pouvoir de ses vassaux.
Les politiciens préfèrent gagner tout de suite quitte à perdre après
Depuis plus de deux décennies, le laboratoire haïtien sert d’expérimentation pour la révolution minuscule d’une autre Haïti. Pour tailler cette possibilité, l’aggiornamento du changement est à l’ordre du jour avec un discours que « tout se vaut ». Pour le monde des dominants de la planète, dans un pays comme Haïti, les élites ne peuvent être que répugnantes et dans ce coin-là, le faux et le vrai sont la même chose. Le diktat de la communauté internationale est clair. Sous le fallacieux prétexte de lutter contre la violence, bourreaux et victimes doivent se donner la main. C’est ce qu’exigent les intérêts de sécurité nationale des dirigeants de la communauté internationale, au risque d’un Haïticide (suicide collectif haïtien). Pendant que les dirigeants haïtiens prennent du plaisir en vivant dans l’insouciance et la bonne humeur, la communauté internationale met en place une cohabitation dans laquelle les dirigeants haïtiens acceptent d’avoir la bride sur le cou s’ils veulent garder une façade de souveraineté.
Comme le résume l’agronome haïtien Michel William, « De 1994 à 2009, les Nations Unies ont imposé un embargo et deux missions d’occupation la MINUHA et la MINUSTHA qui ont gouverné Haïti par présidents haïtiens interposés. Ces deux missions ont donné naissance à deux sortes de pouvoir : un pouvoir visible mais apparent appelé sub pouvoir exercé par les lavalassiens tout poil confondu et un pouvoir invisible, le pouvoir réel, exercé par l’international, selon la vieille formule, celui qui donne ordonne toujours. Ces deux missions ont fait monter ou baisser le taux d’insécurité selon les intérêts en jeu. » [10] De fait, l’argent des bailleurs de fonds internationaux a pu acheter toute les consciences et tout corrompre : le gouvernement, les partis politiques, l’opposition, l’église, l’armée, etc. Il y a des exceptions qui ne prônent pas la résignation, mais elles ne peuvent pas se mettre ensemble pour jeter à la mer les forces d’occupation étrangère. Les petites histoires de trahison des Conzés haïtiens remontant à l’occupation américaine de la période 1915-1934 ont fini par faire la légende qu’il n’y a rien de mal ou de ridicule à vendre son âme pour avoir le pouvoir. Il faut s’accommoder, ne pas paraitre insolent, se résigner et capituler.
L’accoutumance s’installe à voir le maître-mot UN écrit en noir sur des véhicules blancs circulant à travers le pays. L’intoxication marche et crée un pourrissement des esprits qui ne pédalent plus que dans le vide. Dans une de ces formules tirées d’un réservoir inépuisable dont il semble être le seul à avoir le secret, le président Préval résumait la situation en disant « se naje pou soti ». Ayant tout fait pour récolter les poussières de gloire du pouvoir, le nageur présidentiel s’est quand même noyé. Il a touché la vase. Le fond. D’abord en refusant la prière des travailleurs pour le salaire minimum des 200 gourdes dans l’assemblage. Une prière qui ne procède d’aucune religion. Ce refus du pouvoir exécutif n’a d’autre justification que la volonté des patrons de ne pas partager équitablement la création de valeur des travailleurs. L’indice du salaire réel est passé de 1972 à 1980 de 100 à 90.4, soit une baisse de plus de 9% du pouvoir d’achat des travailleurs en huit ans. Puis à partir du changement de la période de référence de base officielle de l’indice des prix à la consommation en 1981, l’indice du salaire réel est passé de 1981 à 2006 de 100 à 17.9, soit une baisse de 82.1% en 25 ans.
Mais ce n’est pas seulement dans le cas du salaire minimum que le président Préval donne la mesure de son option fondamentale consistant à vouloir donner de la valeur à la déréliction. Son cautionnement de la corruption électorale orchestrée par le Conseil Electoral Provisoire (CEP) mais dénoncée par le vice-président Rodol Pierre de cette institution, lève une autre partie du voile sur ce rituel codifié de fraudes auquel la société haïtienne refuse de s’habituer. Les infractions commises par le CEP ne peuvent plus être dissimulées. Scandales sur scandales jalonnent les pratiques frauduleuses des candidats que le gouvernement a choisi pour être élus. La communauté internationale a vite donne sa bénédiction à la mascarade électorale, comme pour dire aux Haïtiens qu’ils ne méritent pas mieux. Le Blanc a dit que c’est bon, donc c’est bon ! La conscience haïtienne a disparu et le point zéro de toute perspective est le Blanc. C’est le repère existentiel par excellence. Le président Préval a bien assimilé la leçon en se faisant le chauffeur de service du président Clinton. Sa présence au volant est venue confirmer une apparence des choses qui tourmente dans leur for intérieur même ceux qui font des gros sous avec les forces de la MINUSTAH. Voulant exprimer sa sympathie à l’ex-président américain, le président Préval a encore une fois détruit le prestige de la fonction présidentielle. Son action est le résultat de l’inconscience et de la contamination psychologue aveugle de sa fausse politique d’égalitarisme par le bas. Cette action spontanée, parce que spontanée, est un acte involontaire qui amplifie en lui donnant une autre résonnance, l’occupation des forces étrangères de la MINUSTAH. Ainsi, le président Préval a atteint le fond propre de la vase au fond du vase des pratiques de destruction de tout ce qui comporte un peu de prestige dans la société haïtienne. L’anarcho-populisme se donne pour mission de ruiner tout ce qui est prestigieux, du langage au port vestimentaire, dans une grande confusion où les marques de servilité remplacent l’hospitalité. Le rebondissement fracassant des fraudes électorales de juillet 2009 laisse voir l’essence de l’impénitence et remet en mémoire cette musique des magouilles similaires de 1997 et ces images de bain de piscine à l’hôtel Montana en 2006 qui ne peuvent plus nous quitter. Le président Préval a choisi cette culture de l’instant dans lequel « les politiciens préfèrent gagner tout de suite quitte à perdre après. » Dommage !
Dans la bonne tradition du langage mystificateur, du cynisme et de l’hypocrisie triomphante, les Nations Unies ont servi d’instrument à toutes ces forfaitures. Les mots servent à masquer les choses. Les dirigeants haïtiens jouent le jeu et se prêtent à cet exercice macabre. En effet ne disent-ils pas qu’Haïti ayant été membre fondateur de l’ONU en 1945, les troupes de l’ONU en Haïti sont du sérail et ne sont pas étrangères ? Haïti a fait appel à elles simplement pour lui donner un coup de main dans une passe difficile. Ce genre de raisonnement tordu pullule. On l’entend, entre autres, sur la question du trafic de drogue en Haïti. Les plus hautes autorités haïtiennes disent avec l’air le plus sérieux du monde qu’elles ne sont pas responsables de la prolifération des stupéfiants en Haïti puisqu’elles ont signé en 1996 un traité donnant le droit au gouvernement américain d’intercepter des bateaux dans les eaux haïtiennes et d’intervenir sur n’importe quel point du territoire pour arrêter des présumés trafiquants. Avec de tels raisonnements, on comprend pourquoi en Haïti, la bêtise se nomme « intelligence ».
La couleur de la révolution en marche
Les conditions objectives et subjectives sont rassemblées pour un big bang créole mettant fin à l’ordre anarcho-populiste en vigueur depuis 1986. Les escarmouches ne se comptent plus. Des scrutins différés de 2007 aux élections contestées d’avril et de juillet 2009, des émeutes de la faim en 2008 aux révoltes estudiantines de 2009, des forces armées de la MINUSTAH à la nomination de Bill Clinton comme représentant spécial de Ban-Ki-Moon, le mouvement social est en ébullition. Le pendule resté trop longtemps dans une même direction est en train de changer de bord. À la vitesse invisible d’un porte-avions qui tourne. La révolution de couleur qui avançait masquée s’affiche maintenant avec le refus par le président Préval de promulguer le salaire minimum journalier de 200 gourdes pour l’industrie d’assemblage. La révolution de couleur est là avec la signature Préval, cette « figure visible qui la tire de sa profonde invisibilité », pour parler comme Michel Foucault. [11] La prochaine étape est sans nul doute l’alternance pacifique qui se prépare pour les élections de 2010. Encore une fois, ce sera une baignade dans la piscine, celle de la pensée de Joseph Staline pour qui « Ce ne sont pas les votes qui comptent mais ceux qui comptent les votes. »
Les révolutions de couleur réfèrent à des mouvements sociaux de contestation de droite qui ont balayé plusieurs pays postcommunistes de l’Europe centrale et de l’Est et l’Asie Centrale depuis l’an 2000. Ces révolutions de couleur comprennent la révolution rose en Géorgie en 2003, la révolution orange en Ukraine en 2004, la révolution de la tulipe en Kirghizistan en 2005. D’autres mouvements de masse anti-communistes considérés comme des révolutions de couleur sont la révolution du cèdre au Liban en 2005, la révolution bleue au Kuwait en 2005 et actuellement la révolution verte en Iran. Après le revirement des Talibans et autres mujahedin d’Al-Qaeda contre les Américains, la Central Intelligence Agency (CIA) a utilisé le concept blowback pour parler des conséquences non intentionnelles de la politique américaine dans cette partie du monde. L’expression blowback avait été originalement utilisée par les analystes du renseignement américain pour parler du renversement par la CIA du gouvernement de Mossadegh en Iran en 1953. [12] Assiste-t-on au blowback du mouvement social en Haïti ? Le gauchisme chrétien qui a animé ce mouvement social a-t-il planté les semences de sa propre défaite ? Le chaos haïtien s’expliquerait-il par le « blowback » du gauchisme chrétien ? Les flammes soufflées dans la presse parlée contre les partis politiques et les institutions après 1986 se retourneraient-elles contre le mouvement gauchiste chrétien qui les avait propagées en premier lieu ? Dans le cas du salaire minimum le blowback réfère à la politique du boomerang qui fait que ce soient des dirigeants issus de ce courant qui fassent obstacle à la promulgation de la loi votée par le parlement pour tenter d’améliorer la conditions des travailleurs les plus productifs du pays.
Une alternative de coalition
La communauté internationale est le plus grand obstacle à la solution des problèmes d’Haïti. C’est la conclusion à laquelle aboutit l’agronome Michel William quand il écrit : « Les récentes interventions maladroites précipitées ou calculées de la communauté internationale dans la gestion du conseil électoral provisoire des élections du 19 avril prochain montrent que Haïti n’ira nulle part aussi longtemps que la société haïtienne accepte la férule de l’internationale tant appréciée par le président Préval et par les lavalassiens. » [13] Avec la planète comme son champ de manœuvres, cette communauté de malheur n’a pas rompu avec sa politique explosive de cruauté produisant du sang et des larmes. Ses intentions apparemment louables ne sont que tromperies pour étouffer la justice et la dignité. Comme ils l’ont fait en 1804, cassant à tout jamais le modèle esclavagiste dominant, les Haïtiens doivent inventer un autre modèle de société dans le monde d’aujourd’hui. Cette invention doit se faire loin des lieux de pouvoir et de division qui créent la dynamique d’extraversion dans laquelle tout le monde est perdant. La demande de dignité est forte dans toutes les couches sociales pour arriver à effacer le médiocre consensus qu’une certaine classe politique a construit en négociant l’occupation du sol national. Un sursaut est nécessaire pour mettre fin à ces occupations étrangères qui mettent en place des fabriques de crétins et de mendiants. La bêtise a assez duré.
Les candidats à la présidence d’Haïti pour les prochaines élections présidentielles de novembre 2010 devraient apprendre de l’expérience des nationalistes haïtiens de 1930 qui se mirent ensemble pour former un cartel électoral qui put vaincre le président Louis Borno et conduire à la désoccupation d’Haïti en 1934. C’est la voie à prendre tout en évitant de se jeter dans les bras d’un quelconque nouveau Sténio Vincent qui fut la cheville ouvrière du courant qui aboutira au duvaliérisme sanguinaire, totalitaire et mystificateur. La désoccupation d’Haïti des forces militaires étrangères deviendrait alors la ligne de partage entre patriotes et collabos. C’est le minimum à faire pour sortir le pays de ce trou dans lequel les chercheurs de pouvoir l’ont mis. Un trou où les prédateurs animent un bal macabre. « Les prédateurs, comme l’explique Michel William, ont un seul rôle qui est de détruire. Le pays fait face á un ensemble de prédateurs qui n’ont pas conscience qu’ils sont en train de détruire. Il en résulte que la destruction du pays continue sur toute la ligne : destruction de l’économie, destruction de l’environnement physique, destruction des institutions, destruction des valeurs, éclatement de la société qui ne pourra pas survivre. Les Haïtiens de l’arrière pays devant l’ampleur des destructions diverses qui les menacent à chaque phénomène de changement climatique deviennent des terrorisés. Ils sont paniqués. » [14]
Les élections présidentielles de 2010 doivent constituer un référendum sur cette occupation qui ne dit pas son nom. Il faut mettre fin à la politique consistant à se voiler la face devant l’inacceptable. La désoccupation est la réponse simple et irrécupérable des vrais patriotes à la demande de souveraineté du peuple haïtien. Rendre au peuple haïtien sa dignité est la tâche essentielle.
[1] Texte présenté à l’occasion de la rencontre de Santo Domingo organisée par l’Association des Pasteurs Haitiens en République Dominicaine du 28 au 30 aout 2009.
[2] Octave Mirbeau, “À un prolétaire”, L’Aurore, Paris, France, 8 août 1898
[3] Anténor Firmin, « Mémoire au Secrétaire d’État Américain John Hay en date du 24 Mai 1905 », présenté et annoté par Roger Gaillard, Conjonction, numéro 127-128, P-au-P, Haïti, Décembre 1975, p. 136.
[4] Ibid, p. 117.
[5] « Haïti—Staff Report for the 1999 Article IV Consultation », International Monetary Fund (IMF), Washington, D.C., July 29, 1999, p. 15.
[6] “Haiti : public expenditure management and financial accountability review”, World Bank, Washington, D.C., 2008, p. 100.
[7] Arthur Schopenhauer, Ils corrompent nos têtes, Circé, Paris, 1991, p. 27.
[8] Cary Hector, « L’avenir incertain D’Haïti » vu par les autres. Et nous Haïtiens ? » Le Matin, P-a-P, Haïti, 18-21 déc. 2008
[9] Jeff Sharlet, The Family, Harper Perennial, New York, 2008, pp. 215-216.
[10] Michel William, « Paul Collier vu par Agr. Michel William », Agren-com, Haïti, 27 Mars 2009.
[11] Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 42.
[12] Chalmers Johnson est l’auteur d’une trilogie constituée par Blowback : The Costs and Consequences of American Empire, Holt Paperbacks, 2000, The Sorrow of Empire (2004) et Nemesis (2006).
[13] Michel William, « Que nous machinent encore la communauté internationale et le pouvoir en place ? » Agren-Com, Haïti, Jeudi 19 Octobre 2008.
[14] Michel William, « Haïti, le bal des prédateurs continue », Agren-Com, Haïti, Vendredi 12 Décembre 2008
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