J'ai retrouvé ce texte sur la toile, qui date de la période du coup d'Etat de Cédras (1991-1994) et qui ne me semble pas avoir pris une ride. Quant aux discours nationalistes pour justifier le coup d'Etat de l'époque : "un devoir à faire, un ordre à maintenir", ils sont frais comme des gardons qu'on aurait rangés dans une chambre froide en attendant de les ressortir au prochain coup d'Etat qui devrait s'opérer.
Par Francine Pelletier
En Haïti,la vieille classe politique, assoiffée de pouvoir, est en selle à nouveau. Avec, cette fois, un brin de sophistication et un désir de plaire au monde extérieur.
«Arrêtez ! » Le ton du petit caporal assis à l'entrée du poste de garde du palais présidentiel se veut autoritaire. Sa mine renfrognée aussi. Quiconque a le culot de se présenter au palais national n'a qu'à bien se tenir, semble-t-il dire. Et surtout, attendre. Une vingtaine de personnes sagement alignées sur des bancs d'église, affichant cet air mi ennuyé mi-fatigué qu'on remarque souvent chez les Haïtiens, laissent croire que l'attente sera longue.
Heureusement, on est mardi. Le jour où - c'est écrit en petites lettres pâles au-dessus de la tête du caporal - « le premier ministre reçoit ». Au-dessus de la tête du soldat, six ou sept mitraillettes bien astiquées pendent au mur. Inévitablement, des images du dernier coup d'État, le 30 septembre 1991, le quatrième en six ans, s'imposent. La prise du palais par l'armée, la tuerie dans les rues, la fuite du prêtre-président, Jean-Bertrand Aristide... Ces mitraillettes ont-elles servi depuis ? On se le demande.
Enfin, un soldat, un autre, un peu serré dans son uniforme kaki recyclé de l'armée américaine, me conduit, solennellement, jusqu'à l'entrée du palais national. L'énorme bâtiment blanc trône comme un gros gâteau de noces à l'extrémité ouest de la place des Héros de l'Indépendance - plus familièrement appelée place des Zéros. A l'intérieur de ce monument à la vacuité et à la prétention, les taches de sang séché sur le tapis du grand escalier surprennent un peu. Tant de grands airs mériteraient plus d'attention aux détails.
« M. le premier ministre n'est pas encore arrivé, me dira sa secrétaire. Patientez. » Bienvenue en Haïti. Pays de l'intimidation et de la grandiloquence. De l'ambition démesurée et du n'importe quoi.
Plus que toute autre chose, plus que la misère, le vaudou et les bains de sang, Haïti, c'est ça : un pays qui fait semblant. (« Demain appartient à Haïti », annonce, absurdement optimiste, une affiche à l'aéroport de Port-au-Prince.) Un pays qui s'est doté au cours de ses 192 ans d'existence de 25 constitutions - un record, après la Bolivie, dans l'histoire des peuples - et qui n'en a respecté aucune. Un pays où les dirigeants font semblant de gouverner et les gens, semblant de ne rien voir.
Comme le vieux Thompson, par exemple, ombre permanente du jadis chic, aujourd'hui décrépi, hôtel Oloffson à Port-au-Prince. « Connaisseur d'art haïtien », Thompson, qui fait aussi une prodigieuse consommation de rhum, évite généralement de parler politique. La politique fait fuir les touristes, il ne le sait que trop. Déjà, l'Oloffson doit offrir des soirées vaudou, le vendredi, pour attirer la clientèle. Ah ! ils sont loin les jours où Graham Greene, Irving Stone et autres grands écrivains venaient trouver l'inspiration sous les éventails et les hauts plafonds de cette ancienne résidence présidentielle. Même les journalistes fuient l'Oloffson depuis que l'électricité fait quotidiennement défaut, à cause de l'embargo.
« Haïti a aucune chance de réaliser rien avec ce gouvernement », dit enfin le vieil homme, frêle comme un cure-dent. Comme la plupart des Haïtiens, Thompson a fini par admettre son écoeurement. Le pays a beau avoir la couenne dure, et l'habitude des coups d'État, celui du 30 septembre 1991 s'est avéré une catastrophe sans pareille pour la majorité des Haïtiens. « Arracher un morceau de pain des mains, alors qu'on y goûte pour la première fois, explique l'ancien directeur de Radio-Soleil, Hugo Trieste, est un plus grand crime que de retenir ce morceau de pain. »
C'est un recul de taille, donc, que connaît actuellement le pays. Haïti faire back, comme on dit en créole. Huit mois après un coup d'État qui a tué, estime-t-on, 3000 personnes et en a fait s'exiler 35 000 autres, une chose est sûre : la vieille classe politique, imbue d'elle-même et assoiffée de pouvoir, est en selle à nouveau. Mais avec un brin de sophistication, cette fois, un je-ne-sais-quoi de retenue dans l'air, un désir de plaire - ou d'en imposer - au monde extérieur.
Les rituels vaudouisants de Papa Doc Duvalier et les fastes cérémonies de son fils Jean-Claude ont cédé le pas à un parlementarisme douteux certes, mais présent. Et les « présidents à vie » ont fait place à des dirigeants plus distingués, certainement plus intellectuels. Comme Raoul Cédras, par exemple, commandant en chef de l'armée, « un pion des États-Unis depuis longtemps », dit Edwidge Balutansky, correspondante de l'agence Reuter, « mais qui n'est pas la pire crapule ». Ou encore, comme Marc Bazin, nouveau premier ministre du gouvernement « de consensus et de salut public », lui-même étroitement lié aux États-Unis et surnommé « M. Net » par la presse américaine, du temps qu'il était ministre des Finances de Jean-Claude Duvalier.
Nouveaux hommes forts d'Haïti, ces deux personnages redonnent un certain vernis à la « perle des Antilles ». Ils croient, en fait, explique Mme Balutansky, elle-même haïtienne, qu'ils ont « un devoir à faire, un ordre à maintenir ». Si la violence en principe leur répugne - ni l'un ni l'autre n'y ont été directement associés avant le coup d'État -, ils sont prêts à l'utiliser, ou à fermer les yeux, au besoin. Comme dit le ministre de l'Information, Gérard Bissainthe, « les gentils, vous savez, n'ont qu'un oeil ».
La dictature est donc de retour en Haïti, mais à double visage. Au sommet de la pyramide, on retrouve les « comme il faut », Cédras, Bazin, Bissainthe et cie qui font belle figure et savent se tenir. Ce sont les Dr Jekyll du régime actuel. Derrière eux, oeuvrant désormais dans l'ombre et le mystère, on retrouve les « crapules », les M. Hyde du régime. Le redoutable chef de la police de Port-au-Prince, Michel François, par exemple, que tout le monde soupçonne d'avoir mené le coup d'État. Du moins, de s'être acquitté de la sale besogne. Il aurait été l'exécutant du coup et Cédras, le maître-d'oeuvre.
Une façon de faire que le leader du Mouvement pour l'instauration de la démocratie en Haïti (MIDH), Marc Bazin, connaît bien lui aussi. Un reporter de Radio-Antilles, Pierre-André Pacquiot, raconte comment, quelques semaines avant les élections de décembre 1990, deux autres journalistes et lui ont été interceptés par les gardes du corps de Bazin, accompagnés de militaires. « Ils ne nous ont pas posé de questions, dit-il. Ils nous ont frappés, puis ont cassé la voiture. Ils nous ont accusés ensuite de les avoir dépassés. »
La vraie raison de cette bastonnade tenait au fait que le candidat du MIDH ne prisait guère la mauvaise presse dont il était victime depuis le début de la campagne. Récoltant à peine 13 % de la faveur populaire (selon un sondage de Radio-Métropole en avril, Bazin fait toujours piètre figure), il tenait les médias, de toute évidence, responsables.
Si la dictature pure et dure semble chose du passé, il n'y a pas de rupture avec le pouvoir des tontons macoutes (les fiers-à-bras de Duvalier) comme tel. Marc Bazin a d'ailleurs toujours dit qu'il fallait « s'appuyer sur les structures traditionnelles du pays », c'est-à-dire inclure les macoutes dans le processus politique.
Par contre, on remarque un net relâchement de la discipline dans les rangs de l'armée. « Les soldats sont plus arrogants, ils ne se laissent pas diriger par la hiérarchie militaire », explique le père Trieste. Ce qui fait qu'aujourd'hui « même les militaires ont peur des militaires ».
Quiconque a vu les images télévisées du départ précipité des membres de l'Organisation des États américains, en octobre 1991, en sait quelque chose. Mitraillettes en main, les soldats, qui devaient protéger le départ des visiteurs, se sont mis tout à coup à bousculer, à pointer leurs armes et à proférer des menaces. Excès de mauvaise humeur ? Montée de fièvre nationaliste ? Ou directives venues d'en haut ? Impossible à dire. C'est d'ailleurs ce qu'il y a de plus terrifiant en Haïti : de ne jamais savoir exactement à qui on a affaire et ce que ces individus - armés, toujours - pourraient avoir en tête.
« Sous Duvalier, dit le directeur de l'agence France-Presse, Dominique Levanti, on ne pouvait pas tirer une balle sans être immédiatement interpellé. Aujourd'hui c'est une pétarade après l'autre ! »
Sous les Duvalier, tout était rigidement contrôlé. D'un côté, les militaires, de l'autre, les tristement célèbres Volontaires de la sécurité nationale (tontons macoutes), créés pour équilibrer les forces armées. Le tout minutieusement supervisé par un chef absolu. Aujourd'hui, il n'y a plus de contrôles aussi stricts. Le ministre de l'Information, Gérard Bissainthe, l'admet volontiers, d'ailleurs. « L'armée intervient malheureusement avant que nous puissions faire fonctionner l'appareil judiciaire », dit-il pour expliquer les exactions, arrestations, menaces de toutes sortes qui pullulent. Et il ajoute, débonnaire : « Comme disait le général de Gaulle, le pouvoir, c'est l'impuissance. »
Bref, si le climat actuel paraît plus calme, plus « civilisé », il est aussi plus imprévisible et plus dangereux. « Avant, on pouvait nous arrêter, nous battre, dit le journaliste Sylvain Chanel. Aujourd'hui, on pourrait nous éliminer. »
Duvalier est mort, vive le duvaliérisme. La situation en Haïti se résume à ça, en fait. Et aussi, à une polarisation accrue entre la classe dirigeante - ceux « qui ont un ego gros comme le palais national », dit le ministre de la Planification sous Aristide Renaud Bernardin - et ceux qui ont moins que rien, la majorité de la population. Ceux qui ont en horreur Jean-Bertrand Aristide, et qui n'hésiteraient pas à l'éliminer advenant son retour, et ceux qui ont vu en « Titid » un miracle, et n'hésiteraient pas à le défendre. Haïti court-elle donc vers la guerre civile ?
Au contraire, dit l'ex-premier ministre, Jean-Jacques Honorat, qui occupait encore le palais national au moment de ma visite. « C'est nous qui avons sauvé le pays de la guerre civile. » Suivent une longue diatribe contre la « catastrophe appelée Aristide » et un rappel du « devoir » qu'a tout pays de se protéger de l'ignominie. A écouter cet ex-défenseur des droits et libertés, on jurerait que la violence, c'est avant le coup d'État qu'elle s'est produite, pas après. « Les parlementaires ont été battus... tout le monde avait peur de se retrouver un pneu autour du cou », poursuit-il, passionné, n'hésitant pas à qualifier le seul président haïtien démocratiquement élu d'« Hitler » et d'« ayatollah ».
Maître démagogue, Jean-Jacques Honorat exagère bien sûr. En ce qui concerne les violations de la personne, il n'y a pas de comparaison entre le gouvernement Aristide et le régime autoproclamé actuel. Tous les organismes de défense des droits humains, d'Amnistie Internationale au Lawyers' Committee to Protect Human Rights à New York, sont formels là-dessus. Néanmoins, Honorat soulève un point important : l'intolérance qu'on retrouve partout en Haïti. « C'est le fléau numéro un du pays », déplore le doyen de la presse étrangère, Dominique Levanti.
C'est d'ailleurs le seul point sur lequel tout le monde s'entend là-bas : la difficulté d'accepter un point de vue adverse. Et, le cas échéant, l'envie de battre, la rage qui s'empare des gens. Si vous avez le malheur de renverser quelqu'un sur la route, par exemple, il ne faut surtout pas vous arrêter : vous risqueriez de vous faire empoigner et battre par la foule. « Ce ne sont pas les macoutes qu'il faut combattre, ajoute Levanti, c'est l'esprit du macoutisme en permanence ! »
Tout se passe, en fait, comme si la vengeance populaire, celle des petits soldats ou celle d'une foule en délire, était la seule issue, la seule possibilité d'expression pour une population trop longtemps brimée et méprisée. Tout se passe comme si Haïti n'avait toujours pas fini de payer une indépendance trop précoce, faite avant tout le monde, mais sans autre modèle en tête que celui du maître tortionnaire.
« Les traumatismes coloniaux, vous ne pouvez pas comprendre, mais ça marque pendant des centaines d'années, poursuit l'ex-premier ministre. Surtout l'esclavage. Nous étions sous la férule du colon armé d'un fouet. Celui qui a le droit d'exercer la coercition. Et qui frappe. N'importe qui. C'est un modèle et nous l'avons reproduit. C'est malheureux à dire mais Haïti est une société foncièrement intolérante. »
A l'Oloffson, les quelques clients de l'hôtel pataugent dans le noir, silencieux tout à coup. Interruption de courant. L'heure des ténèbres a sonné.
« Au moins si c'était tous les jours à la même heure », dit Thompson en haussant les épaules.
Bientôt, les chiens se mettront à aboyer. Comme toutes les nuits, dans un concert de lamentations inimaginables, couvrant les coups de feu qui retentissent dans le noir. Toutes les nuits de Port-au-Prince sont comme ça. Au petit matin, quand les chiens auront fini d'aboyer, on trouvera un ou deux cadavres dans les rues, qu'on fera semblant de ne pas voir.
On peut tout faire avec une baïonnette, dit-on, sauf s'asseoir dessus. Mais en ce pays incroyable qu'est Haïti, on y arrive. On arrive même à sourire et à se parer de grands airs pour mieux dissimuler le coup. Mais pour combien de temps encore ?
Voilà la question.
Journaliste pigiste et membre du comité de direction du Canadian Committee to Protect Journalists, Francine Pelletier est allée en Haïti pour ce comité, afin d'y faire enquête sur les conditions de la presse.
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