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Le Monde du Sud// Elsie news

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Haïti, les Caraïbes, l'Amérique Latine et le reste du monde. Histoire, politique, agriculture, arts et lettres.


Ginette Chérubin entre deux amours : le pouvoir et Haïti. Par Leslie Péan

Publié par siel sur 14 Février 2014, 13:58pm

Catégories : #L.PEAN chronique

Ginette Chérubin entre deux amours : le pouvoir et Haïti

 

Par Leslie Péan, 14 février 2014

 

L’impression très forte qui se dégage de la lecture de l’ouvrage Le ventre pourri de la bête de Ginette Chérubin est que l’auteure entretient un amour charnel pour le pouvoir et pour Haïti. Un bémol toutefois : elle a démissionné d’abord de son poste de Ministre à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes (MCFDF) en 1997, puis du Conseil Electoral Provisoire (CEP) où elle a siégé de décembre 2007 à avril 2011. Elle a aussi mûrement réfléchi au mot de Toto Bissainthe « Ayiti mwen pa renmen ou ankò » (Haïti, je ne t’aime plus). En même temps, elle garde sa part de rêve, qui s’exprime librement dans cet ouvrage, montrant son attachement à l’un et l’autre à un moment où l’espoir déserte.


Est-ce une contradiction d’aimer l’un et l’autre quand l’une de ces passions devrait être au service de l’autre ? On a vu, dans le passé, les passionnés du premier (le pouvoir) ont souvent trahi le second (Haïti). Rares sont les gens comme Anténor Firmin, Louis Joseph Janvier qui ont abandonné le pouvoir pour aider Haïti. Le paradoxe de Ginette Chérubin nous conduit à nous demander si chez elle, pouvoir et action politique ne sont pas une même chose. Malgré le titre accrocheur  et vitriolique, Le ventre pourri de la bête, l’auteur ne me parait pas méchante. Elle semble bien dans sa peau comme militante féministe. Certains sont choqués de l’entendre assumer son identité en disant : « Je n’ai pas froid aux yeux, en présence de la gent masculine et, il m’est même, parfois, arrivé, de m’identifier à ceux de l’autre sexe. » 

 

En partageant avec nous son expérience au CEP comme elle l’a vécue, Ginette Chérubin fait vivre son aventure tout en apportant sa pierre à une autre construction. Ce à quoi on devait s’attendre d’une architecte de profession. Elle démystifie les faux clichés et présente sous forme d’anecdotes savoureuses des vérités vraies. Elle ne néglige rien, ni le merveilleux ni les wangas. Le tirage au sort des numéros attribués aux partis politiques par le CEP fait les gorges chaudes. Surtout quand la numérologie fait décrocher au  parti INITE le numéro 1 au premier tirage ou encore le numéro 10, chiffre associé au footballeur brésilien Pélé ou à l’argentin Maradona.  Sous sa plume, même ce qui devrait agacer apparaît magnifique. C’est un livre qui doit faire partie des ouvrages de chevet de tous ceux et celles qui veulent écouter d’autres sons de cloche sur le processus électoral haïtien ayant conduit à l’accession de Michel Martelly à la présidence. Pour comprendre comment le commerce des consciences dans tous les sens s’est opéré avec la complicité agissante de la communauté internationale.

 

Quels que soient ses intentions et ses mobiles

 

L’ouvrage est d’une grande valeur aux triples points de vue éthique, politique et historique. À lire et à relire afin de jouir du privilège de découvrir chaque fois une autre part de tout ce qui s’y trouve. Le témoignage très profond de l’auteure aide à mieux saisir la complexité de l’obsession irrationnelle qui nous habite sur le plan politique. On peut critiquer ses inconséquences, son acceptation de la vassalisation du CEP au président Préval et son refus de démissionner dès 2009 malgré l’insistance de la presse et de l’opinion publique. C’est vrai. Comme elle le dit elle-même sur un autre sujet : « Rien n’est fait pour rien en politique, encore plus, dans notre pays d’Haïti. Souvent le geste même le plus banal porte un message dissimulé ou cache un agenda précis.» À un moment où Haïti semble dormir, son ouvrage a le mérite de remuer un passé présent. Pour tenter d’arrêter la machine qui transforme les rêves oublieux d’hier en cauchemar de demain.


Sa lecture vivante de l’aventure électorale a le mérite de traiter d’une époque récente dont les trois dernières années n’ont point ébranlé la résonance passionnelle. Une époque sur laquelle d’ailleurs il n’existe aucun compte-rendu crédible des faits qu’elle relate. En prenant sur elle de lever un coin du voile, quels que soient ses intentions et ses mobiles, elle brise le pacte du silence observé par nombre de ces ténébreux irresponsables qui ont fait partie de cette institution fonctionnant avec une obligation de « réserve » comparable à celle des services secrets. Avec les contradictions, les calculs et les faiblesses qui sont le lot de chacun d’entre nous, elle s’est battue bec et ongles pour entrer dans un cercle longtemps réservé aux mysogines. Autant donc retenir l’essentiel de son message et s’affranchir de l’optique de ses détracteurs ou de ses chantres. Son diagnostic est clair et sans appel. Le toupet ne fait plus recette et nous sommes tous complices de l’état de mal qui perdure.


Ginette Chérubin ne se gargarise pas de grands mots en parlant de sa présence au CEP. Elle explique le cheminement qui l’a fait considérer dès le début comme « un cheveu sur la soupe », « un trouble-fête », « une empêcheuse de tourner en rond ». Elle ne nous épargne rien sur ce CEP dont le président Gaillot Dorsinvil lui avait dit : « Il est temps que tu poses les pieds sur terre ». Après 4 ans, elle a fini par faire ses valises de cette institution, une foire insensée, coûteuse, une mascarade qui n’a apporté rien à personne, sinon à Martelly. 


La sensualité qui se dégage de cet ouvrage m’a beaucoup plus. On y est loin du matriarcat classique de la femme au foyer qui ne s’occupe pas de politique. Incontestablement, Ginette Chérubin aime le pouvoir mais elle a aussi un amant qui s’appelle Haïti qui la mobilise du bon côté.  Elle ne s’en prive pas. Avec une passion qui frise l’érotisme. Et c’est ce qui nous vaut son ouvrage Le ventre pourri de la bête. Elle y étale son amour pour le pouvoir (amour légitime) mais aussi pour Haïti (amour adultérin). Tout l’ouvrage est traversé par cette mécanique. Cette croyance en la toute puissance de l’amour. En ce jour des amoureux, même ceux et celles qui veulent faire le procès de Ginette Chérubin devraient la lire pour aborder la conjoncture du dialogue actuel entre les roublards. Ils y trouveront une femme nue, en proie à l’histoire troublante des chercheurs de pouvoir, à travers laquelle notre pays cherche encore son visage.


Ginette Chérubin a décidé de s’échapper en avril 2011 avant que la trappe du pouvoir se referme sur elle. Connue pour son franc-parler, elle manifeste une certaine naïveté dans certaines parties de son livre. Au moment où une nouvelle escroquerie électorale se prépare, elle sort de l’ombre pour tenter d’arrêter la machine à brouiller les cartes. Elle met à nu le mécanisme diabolique qui transforme les lésés en zombies incapables de se soulever. Le lecteur décidera si elle a été roulée dans la farine par Préval. Il se pourrait aussi qu’elle ait gagné son pari en se rendant jusqu’au bout  du processus pour refuser de signer le procès-verbal déclarant Martelly vainqueur des élections.


Dans un pays où triomphe la mort, son ouvrage est un hymne à la vie. Ginette Chérubin montre à quel point l’assiette est sale.  Elle propose de la laver. Comme de la faïence car elle est fragile. C’est ce qu’il importe de retenir et non pas qu’elle essaie de redorer son blason. Sa dénonciation du déchainement de l’inhumain ne doit pas passer inaperçue dans ce pays dont les structures économiques contrôlant l’État placent les citoyens devant un dilemme inexorable : se vendre eux-mêmes à l’encan ou accepter le sort cruel qui vient d’être infligé au couple Daniel Dorsinvil. Un dévoiement longuement décrit par Robert Rotberg en 1971 dans ce qu’il appelle en Haïti « La politique de la crasse ».

 

Le monde à part du pouvoir n’est jamais tombé aussi bas

 

L’expérience de Ginette signe sa fidélité à Haïti et non au pouvoir. Ce qui pour la classe politique est dangereux et naïf. En mettant les pendules à l’heure, avant de reprendre peut-être l’offensive, elle trouve et indique les nombreux endroits où les engrenages du mécanisme coincent. Contre ce qu’elle nomme « un véritable bourbier », « la puanteur d’une gangrène ». Loin du pessimisme que la situation inspire, elle offre une connaissance des mécanismes mis en œuvre par les bandits pour organiser la répression globale de la société haïtienne. Ainsi que le processus de rétro-régression cher à Robert Bénodin. Elle indique comment la reproduction de la magouille se fait dans la pratique. Dans l’acte. Mise en état de disgrâce par un tribunal fantoche qui l’accuse de « violation de la loi électorale » et de « crimes contre la Constitution » afin de la zombifier, Ginette Chérubin ne se laisse pas faire. Naïf peut-être de croire qu’on peut sortir propre de la boue après y avoir nagé.


Rien ne peut la désarmer. En fait foi la longue liste de documents annexés à son ouvrage qui montrent son refus de faire la bête pour plaire aux gouvernements étrangers et à l’OEA insistant pour que Martelly soit proclamé le gagnant aux élections de 2011. Sa résistance aux pressions diverses est documentée. Ce choix d’être impopulaire auprès de la meute est édifiant. Quelle manière de régler ses comptes en donnant des leçons à cette engeance incapable de prendre de la hauteur et de concevoir des desseins grandioses pour Haïti. Ginette Chérubin n’accepte pas d’être vilipendée par les attaques violentes et croisées des individus qui la prennent pour cible.  Elle communique son expérience au sein de ce quinzième CEP constitué en vertu de la Constitution de 1987 qui a organisé les élections de 2010-2011, ce honteux camouflage qui a conduit à l’évincement arbitraire et scandaleux de Myrlande Manigat au profit de Michel Martelly. 


Dans une conjoncture électorale de tous les dangers, ce livre permet de mieux cerner ce moment-là avec un optimisme averti dans cette langue-là remplie d’auto-érotisme. Un appel pour qu’Haïti prenne une distance avec elle-même et avec ses démons. Pour que ses enfants abandonnent le puritanisme de fond qui les fait rester dans le lit du pouvoir. Le vrai plaisir est ailleurs, là où les désirs profonds peuvent s’épanouir sans inhibition dans l’action politique. Loin de toute chasteté. Dans un pays où la tradition place toujours la machine électorale sous le contrôle du pouvoir exécutif, Ginette Chérubin recommande l’infidélité à ce dernier,  et même le divorce, pour sauver Haïti. À ce niveau, Eros est Haïti et Thanatos est le pouvoir. Pour qu’Haïti échappe au mal du pouvoir, à la dictature, au malheur, à la dictature du malheur, la fidélité au pouvoir est condamnable et aboutit au nihilisme. Il importe de tromper le système en permettant à Haïti de bénéficier de l’adultère face à un  pouvoir qui mène à la mort. 


Ginette Chérubin plaide pour une politique saine en sortant du ventre pourri  de la bête qui ne produit que des abrutis. Un message à recevoir cinq sur cinq dans la conjoncture pré-électorale de 2014. Dans ce ménage boiteux à trois dans lequel elle était engagée pendant quatre ans, Ginette Chérubin a finalement choisi Haïti en délaissant le pouvoir.  Puisse son ouvrage contribuer à remettre des bretelles éthiques à ce monde à part du pouvoir qui n’est jamais tombé aussi bas. 

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