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Le Monde du Sud// Elsie news

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Haïti, les Caraïbes, l'Amérique Latine et le reste du monde. Histoire, politique, agriculture, arts et lettres.


La Mésaventure du Houngan Joe Delmas, par Castro Desroches

Publié par siel sur 16 Mai 2011, 09:40am

Catégories : #AYITI ACTUALITES


(Extrait d’un roman à paraître bientôt sous le titre : Les Enfants Terribles de Papa Doc)
 
     Pendant les vacances d’été, j’allais souvent passer des semaines avec mes parents à Pétion-Ville. De la Cité Manigat, un tap-tap m’amenait au centre-ville.  Un autre me conduisait sur les hauteurs de Delmas. J’avais moins de dix ans et je faisais déjà seul de longues randonnées à travers les rues de Port-au-Prince. Il n’y avait pas encore de téléphone à la maison pour appeler Man Fifine et confirmer mon arrivée à destination. En ce temps-là, personne ne se faisait de tels soucis. En dehors des Tontons Macoutes qui tuaient surtout les grandes personnes et des loups garous qui volaient la nuit, c’était la paix des cimetières. Les kidnappeurs d’enfants étaient encore à la mamelle ou n’étaient pas encore nés. 
     Pétion-Ville. Quartier frais et pimpant à l’orée de la ville qui brûle sous le soleil implacable des Tropiques. En janvier, les enfants portaient un chandail pour aller à l’école. Port-au-Prince n’était pas encore devenu cette chaudière incandescente d’acier. La végétation était dense et luxuriante sur les hauteurs. Les arbres n’avaient pas encore été atteints de la maladie du charbon.
     En décembre, la marmaille se réveillait en pleine période de brouillard. Parfois, on arrivait à peine à s’orienter sur la petite pente à pic qui conduisait à la grand-route. Les mamans faisaient bouillir dans de grandes cocottes l’eau du bain pour la toilette du matin.
     Pétion-Ville. Il y avait de vastes terrains libres où l’on jouait pieds nus à des matches interminables de football. Les garçons rêvaient de devenir avant-centre de la sélection nationale, de participer à la Coupe du Monde et de rééditer les percées irrésistibles de Manno Sanon. Les filles jouaient aux osselets, à la marelle, au papa et à la maman.
     On allait souvent dans les bois, à la chasse aux tourterelles, à la cueillette des goyaves, des bonbons capitaines. Mine de rien, les gamins les plus malins s’engageaient dans les jardins de maïs mûrs pour faire, sans invitation, la  récolte des épis d’or. Les cultivateurs de la zone durent placer des signes cabalistiques près des clôtures pour décourager les délinquants trop entreprenants. La journée d’aventure s’achevait avec un bain dans un ruisseau pompeusement appelé Rivière Audant.
     La nouvelle du naufrage d’un bateau de cabotage aux abords de la ville de Jérémie, dans le sud-ouest d’Haïti, me terrifia. D’après les rumeurs colportées par le Télédiol, les malheureux voyageurs avaient été dévorés par des requins.
     Les requins avaient très mauvaise réputation en Haïti. Les Macoutes dominaient la terre, les requins dominaient la mer. Un militaire de Martissant avait aussi adopté le sobriquet redoutable de Zo Requin. Pendant de longs mois, je refusai de me baigner dans les eaux limpides et peu profondes de la Rivière Audant qui étaient surtout infestées de têtards. Les têtards de l’eau douce avaient peur de moi et moi j’avais peur des dents de l’amer requin. 
     Le samedi soir, l’animation musicale battait son trop-plein de vacarme à Pétion-Ville. On arrivait à peine à dormir et à rêver aux lendemains qui chantent. Du coté du morne Hercule, il y avait toujours une bruyante cérémonie vaudou chez Gesner, le Bôcor patenté de la zone. Le ronflement du tambour assôtor et le chant des Hounsis régnaient en maîtres et seigneurs dans la magie de la nuit. On ne savait plus à quel Loa se vouer pour avoir un brin de sommeil.
     Parfois, il y avait des cérémonies qui duraient des jours et des nuits chez Joe Delmas, un Houngan très connu qui possédait un grand bazar sur l’autoroute de Delmas. Cette grande boutique restait fermée pendant de longs mois et s’ouvrait parfois brusquement. Mystérieusement. Sans raison apparente. C’était pour la galerie. En fait, personne ne fréquentait ce bazar plutôt bizarre. Joe s’asseyait seul à son bar et sirotait amoureusement ses boissons favorites. Les gens du voisinage avaient une peur bleue de consommer les produits de son magasin. Il ne courut jamais le risque de devenir un Je-vendais-à-crédit. Les solliciteurs restaient à l’écart. Les mendiants mendiaient ailleurs. Les passants prudents traversaient de l’autre côté de la rue en vue d’éviter de voir ce qui ne les regardait pas. Mais de l’autre côté de la rue, il y avait deux bouledogues qui derrière les barrières de fer ne cachaient pas leur intention de faire un malheur aux passants imprudents.  
     Joe Delmas était en fait un homme inoffensif. Incapable de tuer. Il ne mangea à ma connaissance aucun enfant dans notre quartier. Il fut pourtant arrêté une fois par des militaires pour homicide raté. Il avait reçu une forte somme d’argent d’un Blanc qui voulait envoyer sa femme au pays sans chapeau pour cause d’adultère avec des Noirs. En ce temps-là, l’écrivain Gary Klang n’avait pas encore publié son fameux roman Un Homme Seul est Toujours en Mauvaise Compagnie.
     Confiant dans les pouvoirs surnaturels du Vodou, l’Américain avait passé des nuits blanches chez Joe Delmas en vue d’en finir une fois pour toutes avec son infâme épouse qui traversait sans visa les frontières nationales et raciales. Ayant reçu la garantie que sa compagne allait passer de vie à trépas, le bonhomme était reparti à New York pour aller célébrer les funérailles et recevoir compensation de la compagnie Guardian Life Insurance of America. 
     En ce temps-là, les maléfices n’avaient pas encore appris nager. Les semaines passaient et l’épouse infidèle (mais fumeuse de cigares) était plus ravie et plus ravissante que jamais. Elle était aux anges. Elle se prélassait langoureusement sur des nuées de plaisir. Visiblement, elle ne savait pas qu’elle devait mourir pour assouvir les désirs de son doux époux qui caressait en secret un rêve sauvage de veuvage. Au contraire, elle rajeunissait à vue d’œil. Elle s’engageait à corps perdu, avec un appétit renouvelé, dans les œuvres de la chair. On dirait qu’on avait jeté sur elle un sortilège. On dirait qu’elle était possédée par un loa lubrique et insatiable qui la poussait à s’engager davantage dans la quête frénétique des conquêtes chatouilleuses.
     Elle avait développé un goût particulier pour les Haïtiens de Brooklyn qui marchaient au pas de chat dans les soirées dansantes du groupe Skah Shah. Compas caramel. Charme créole dans une langue étrangère qu’elle comprenait pourtant parfaitement. Frissons de plaisirs ininterrompus dans la fièvre du samedi soir. Félins et félines en chaleur dans la Dolce Vita de Federico Fellini. L’écrivain Dany Laferrière vivait à l’époque en Haïti et publiait des articles très chastes au Petit Samedi  Soir de Dieudonné Fardin. Il n’avait pas encore écrit son célèbre roman Comment Faire l’Amour avec un Nègre sans se Fatiguer. On ne saurait donc parler ici d’influence littéraire comme ce fut le cas avec Emma Bovary.
     En fait, c’est elle, la belle rebelle qui fatiguait les Haïtiens. Elle leur menait la vie dure. Elle les surmenait et les rendait gagas de plaisir. Elle les amenait au bord de l’anémie falciforme. Elle les vidait de leur substantifique moelle et réclamait encore, encore, davantage. Les yeux hagards, la langue pendante, ses victimes consentantes arpentaient comme des zombis les artères principales de Flatbush et Ocean Avenue à la recherche du sel réparateur de la libido en naufrage. Huîtres. Lambi. Zo Devant. Jouk li Jou. Sirop miel. Pistaches grillées. Guinness. Nutrament. V8. Energetic. Rien n’y fit. C’était du jamais vu, du jamais lu, du jamais entendu dans les annales  de la diaspora haïtienne de New York.
     L’hebdomadaire Haïti Observation qui est en général une source sûre de fausses informations rapportait pour une fois avec véracité les derniers développements de la situation pitoyable des machos haïtiens à Brooklyn. Ils étaient touchés dans ce qu’ils avaient de plus précieux : la turgescence de leur solide réputation  de phallocrates.  
     Encouragée par ses succès dévastateurs parmi la gent masculine, elle se proposa même d’écrire un roman autobiographique intitulé : Comment Faire l’Amour avec une Nymphomane sans se Fatiguer. Finalement, elle renonça à ce projet à la pensée  que la fiction serait très en dessous de la réalité.  
     Le mari qui voulait devenir veuf était un pentecôtiste d’un genre très particulier qui allait à l’église le dimanche et qui se livrait pendant la semaine à des pratiques occultes. Les prières, les grigris, les neuvaines, les envoûtements, les sermons, les sortilèges, les silences prolongés, les parler en langue, rien ne semblait marcher contre les frasques de sa femme. Il était fou furieux, scandalisé, mortifié. Il retourna à Port-au-Prince et porta plainte au Commissariat de Pétion-Ville contre le manque de professionnalisme du Gangan Joe Delmas. Ce dernier fut arrêté, malmené et forcé de rembourser l’argent du crime non consommé.
     Après cette mésaventure, Joe décida de devenir Tonton Macoute. A  l’époque, les Talons Quiquites étaient très à la mode. Au quartier général des Volontaires de la Sécurité Nationale, il fut surpris de rencontrer un très jeune étalon  vêtu tout de rose qui venait d’obtenir son uniforme gros bleu, sa carte et son arme de TTM.
     Joe entendait coûte que coûte protéger ses intérêts contre les militaires maffieux. Il ne s’engagea jamais dans les abus des macoutes lourds de l’époque. Il ne porta que très rarement le gros bleu en public. Le vodou avec ses danses lascives était son vrai dada pour exorciser l’ennui des nuits sans sommeil. Il avait aussi une affection particulière pour les hommes. Particulièrement pour un jeune poulain du nom de Jolicœur Charmant qui allait devenir de longues années plus tard PDG de la Télévision Nationale d’Haïti. 
 
Castro Desroches

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