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Le Monde du Sud// Elsie news

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Haïti, les Caraïbes, l'Amérique Latine et le reste du monde. Histoire, politique, agriculture, arts et lettres.


Les origines politiques de la banalité du mal selon Hannah Arendt

Publié par siel sur 18 Mai 2011, 09:30am

Catégories : #CULTURE

Texte écrit par Brice Cohen-Sabban

 

Banalite-mal-hannah-arendt.jpgOn peut commencer à envisager le caractère inédit de la banalité du mal en étudiant l’environnement idoine qui le ferait émerger. En effet, si l’on considère qu’un phénomène ne peut se comprendre légitimement et rigoureusement qu’en fonction du contexte d’où il sort et se développe, nous devons alors nous demander comment elle peut voir le jour. Ainsi, cela permettra de se forger une base solide pour progresser dans notre réflexion. Pour cela, je poserai l’émergence de la banalité du mal dans un cadre nécessairement totalitaire. Après avoir effectué une approche définitionnelle du totalitarisme, j’appréhenderai aujourd’hui l’émergence de la banalité du mal sous une lumière politique en me demandant ce qu’a ce système pour qu’elle puisse en émerger. Je l’étudierai les prochaines semaines sous un aspect sociologique en ce sens que je m’intéresserai à la recherche d’une normalité à tout prix et, enfin, dans une perspective morale, où je la rendrai conséquente du mal radical, lui-même se développant dans un système totalitaire. 

 

Le totalitarisme renvoie à des régimes politiques qui ont vu le jour uniquement au XXe siècle. Ils visèrent à une emprise totale sur l’individu d’une part et sur la société d’autre part. On a parlé de totalitarisme majoritairement pour le nazisme, le stalinisme, le fascisme, voire le franquisme. Il semble difficile et bien trop réducteur de le réduire à un simple accident historique ou à un phénomène culturel. Ce système n’admet qu’un parti politique et se distingue par une fin souvent dite « paradisiaque », possible, fédérant la masse contre un ennemi objectif. Nous retrouvons bien cela dans le nazisme avec le NSDAP comme parti unique, la « pureté de la race » comme finalité à tout prix et les juifs dans le rôle de cet ennemi objectif. Le totalitarisme se différencie des dictatures car lorsque celles-ci utilisent la terreur pour écraser l’opposition, ce système n’utilise la terreur qu’une fois cette opposition écrasée.

Dans Le système totalitaire, qui constitue la troisième partie des Origines du totalitarisme, Hannah Arendt tente de penser l’essence du totalitarisme. Elle l’analyse comme un phénomène sans précédent et donc incomparable avec la tyrannie ou encore le despotisme. Il n’entre donc pas dans la typologie politique traditionnelle effectuée par Montesquieu dans L’esprit des lois. En effet, contrairement au despotisme, le totalitarisme n’est pas arbitraire ou sans loi et il ne se limite pas à la dictature du chef ou du parti. Et pour cause, il tente de faire de la loi juridique un principe naturel, ce qui annihile le débat opposant le droit positif (caractérisé par la pensée de Hans Kelsen) au droit naturel (tributaire de la réflexion de Leo Strauss). Par conséquent, le cadre juridique des Etats-nations disparaît, et tout rapprochement du totalitarisme avec un ancien régime est difficilement recevable. Ce système se caractérise également par la société de masse, c'est-à-dire un groupe de personnes à qui on enlève absolument tous les repères, de sorte qu’ils ne puissent s’en remettre qu’au chef pour tout besoin normatif.

 

La nature du totalitarisme se retrouve dans la terreur et l’idéologie. En effet, la terreur n’est plus, comme nous l’avons dit avant, un moyen, mais elle devient la fin du gouvernement pour devenir un processus sans fin où les hommes n’ont plus leur place. C’est ce que semble sous-entendre Hannah Arendt lorsqu’elle écrit dans Le système totalitaire que :

 

« La terreur totale, l’essence du régime totalitaire, n’existe ni pour les hommes, ni contre eux. Elle est censée fournir aux forces de la nature ou de l’histoire un incomparable moyen d’accélérer leur mouvement »[1].

 

L’idéologie, quant à elle, suscite l’adhésion d’un groupe sans la moindre réflexion. Arendt, toujours dans Le système totalitaire, la définit comme « la logique d’une idée ». Dès lors, dans la mesure où seule la forme logique compte, le contenu devient secondaire et la pensée est totalement niée, pour finir par disparaître (ce qui, nous le verrons, constitue un point capital). L’idéologie et la terreur mènent à la désolation, dans le sens de la destruction de l’appartenance au monde. Maintenant que nous avons une idée un petit peu plus claire d’en quoi consiste le totalitarisme, on peut se demander plus clairement de quelle manière la banalité du mal en émerge. En ce qui concerne l’aspect politique de cette question, je vais y répondre en essayant de voir ce que ce système annihile et en quoi cela mène à ce mal inédit. Pour cela, je vais me concentrer sur la notion centrale de « domination totale ».

Ce terme propre au totalitarisme passe entre autres par le fait de rendre l’homme superflu. Cela se fait en trois étapes qu’Arendt résume dans Le système totalitaire[2]. Le premier pas, nous dit-elle, consiste à « tuer en l’homme la personne juridique », et l’auteur d’éclaircir son propos en écrivant :

 

« A cette fin, on soustrait d’une part certaines catégories de personnes à la protection de la loi tout en forçant par le biais de l’instrument de la dénationalisation le monde non-totalitaire à les reconnaître hors-la-loi ; d’autre part, on place le camp de concentration en dehors du système pénal normal et on sélectionne les détenus en dehors de la procédure judiciaire normale selon laquelle un crime déterminé encourt une sanction prévue d’avance ».

 

Dès lors, les détenus politiques des camps de concentration perdaient leur statut de personne juridique. Après la mise hors la loi de certaines catégories et de certains groupes humains, Arendt poursuit en expliquant que le deuxième pas décisif en vue de la domination totale est « le meurtre de la personne morale » ; elle explique que l’on y procède « en rendant d’une manière générale, et pour la première fois dans l’histoire, le martyre impossible. » Le chagrin est interdit et la conscience morale est complètement détruite. C’est, entre autres, en cela que le totalitarisme peut nous mener à la banalité du mal dans la mesure où la conscience n’est plus utile, et ce de quelle que manière que ce soit. Sans conscience morale, la pensée (que nous pouvons définir à la manière d’Arendt comme dialogue avec soi-même) disparaît et la banalité du mal peut alors émerger (nous reviendrons plus tard sur la banalité du mal comme caractéristique de l’absence de pensée pour nous rendre compte que celle-ci constitue la clé de voûte de ce mal inédit). Le troisième et dernier pas consiste à atteindre l’être psychique de l’humain. C’est dans une visée de négation de l’identité de chaque homme qu’ont lieu toutes les humiliations, les traitements dégradants, les regroupements où ils sont assimilés à du bétail, entassés nus dans des wagons. A partir de là, l’homme perd toute sa spontanéité, ou sa liberté, à savoir sa capacité à devenir ce qu’il veut être. Comme nous l’avons vu, la pensée (par le biais de la conscience) et l’homme sont rendus superflus dans un système qui se nourrit simplement de terreur et d’idéologie. Dès lors, quand l’homme n’arrive plus à avoir de conscience et ne pense que de manière idéologique (c'est-à-dire logiquement mais aussi de manière totalement absurde ou, autrement dit, insensée), une brèche s’ouvre pour se rendre coupable de crimes absolument horribles. En effet, d’un côté, nous avons des gens inconscients et amoraux et d’un autre côté, nous avons des groupes de gens totalement déshumanisés par la domination totale. Ainsi, le système politique totalitaire semble constituer un premier terreau contextuel pour faire émerger la banalité du mal. On verra la semaine prochaine en quoi elle peut émerger sociologiquement.


 


[1] ARENDT, Hannah (1951). Le système totalitaire. Editions du seuil, collection Essais. P.291

[2] ARENDT, Hannah. Le système totalitaire, op. cit. , p.258-268

 

SOURCES :link

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