Jovenel Moïse et le délégué de l'Ouest Richard Duplan impliqué dans le massacre de la Saline selon des témoins
Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux
Les yeux qu’on ferme voient encore.
Sully Prudhomme
Depuis environ quelques jours, voire quelques semaines, les protestations se sont un peu estompées, du moins, on n’a plus revu les mega manifestations, comme celles du 17 octobre ou du 18 novembre 2018. Le gouvernement s’est, lui, lancé dans une offensive de normalité qui, à tous égards, paraît plus offensante que normale, car la situation n’a guère progressé. Il voudrait à tout prix et surtout à n’importe quel prix offrir (à qui? On se demande) l’image d’avoir le contrôle (de quoi? On se demande encore). Et le pays, c’est-à-dire ces millions d’Haïtiennes et d’Haïtiens, continue d’exprimer son choix minimal de la décence comme mode de conduite des affaires publiques.
Elles se sont momentanément calmées, ces manifestations multitudinaires, où on se sourit et l'on s’embrasse. Non pas parce qu’on se connaît, mais tout simplement parce qu’on se re-connaît. On se re-connaît dans cette quête et dans ce rêve d’un lendemain de vertus. Plus sourde, peut-être, la colère, elle, ne s’est pas tue. Et les tueries se sont succédé.
Depuis cette trêve apparente , à un rythme démentiel et avec une hargne chaque jour plus désespérée, les massacres se sont accumulés. Il y eut d’abord le premier à La Saline, celui du 13 novembre 2018 où, selon le rapport des Nations unies, au moins trente-huit vies humaines ont été fauchées dans les conditions les plus lâches et les plus affreuses avec, en plus, plusieurs cas de viol, dont celui de F.M, une adolescente de 17ans. Cette enquête précise que les assaillants vêtus d’uniforme de police ont conduit une opération bien planifiée et des témoins ont affirmé avoir entendu le délégué de l’Ouest, M. Richard Duplan, sermonner ses troupes en leur suggérant de légèrement calmer leur flamme criminelle: « Nou touye twòp moun, se pa misyon sa a yo te ban nou ».
Puis ce fut Tokyo et Carrefour-Feuilles. Du 5 au 13 juillet 2019, La Saline allait à nouveau connaître d’autres nuits d’horreur, avec 20 morts, six blessés et deux portés disparus, suite aux raids de groupes armés dans ce quartier du bas de la ville. Toutes ces victimes ont été identifiées: Mackenson Beauséjour, 30 ans, Junior Janvier, 31 ans, Josué Pierre, 42 ans, Nadège Louis, 46 ans, Candy Lucson, 31 ans et Théodule Jules 31 ans, pour ne citer que ces six. Ils n’étaient pas simplement des cas. Ils avaient tous un nom (même si d’autres diraient « le ou la nommée »), une famille, des enfants qui, peut-être tous les matins, les voyaient partir ou, le soir, attendaient leur retour.
Aucun de ces actes n’a été un fait isolé, un dérapage ou l’expression du zèle débridé et incontrôlé de quelques policiers. Non! Mille fois non! Il s’agissait toujours de crimes odieux, savamment calculés et exécutés avec une précision chirurgicale.
A La Saline, à Tokyo et à Carrefour-Feuilles, des bandes armées ont fait irruption dans ces quartiers au moment où l’on s’y attendait le moins, avec une logique tout aussi absurde que criminelle, tuer et terroriser afin que nul n’ait plus jamais envie de rejoindre les manifestations.
Dans leur furie aveugle ils ne tuent pas seulement ceux qui pleurent ou ceux qui se cachent pour le faire, mais aussi ceux qui parlent. Et le journaliste Rospide Pétion en était un. Lui aussi il fut lâchement assassiné le lundi 12 juin 2019, quelques minutes après avoir animé son émission à Radio Sans Fin. Dans son programme « Ti Bat Bouch », il traitait plusieurs dossiers d’intérêt pour les citoyens, dont, bien sûr, celui de PetroCaribe.
Le 24 juin, les manifestants avaient été pris en tenaille lorsqu’ils longeaient la rue de la Réunion et avaient été forcés de se diriger vers l’est où certains d’entre eux avaient tenté de trouver refuge derrière une clôture métallique. Là, ils furent accueillis par une pluie de projectiles près de l’ancien Palais de justice. On ne connaît jusqu’ici ni le nombre des morts ni celui des blessés.
Le même jour, des centaines de citoyens subissaient le même sort dans la ville des Cayes où on a enregistré 15 blessés par balle et soixante autres ont assisté, impuissants, à la démolition de leurs motocyclettes parce que, apparemment, ils avaient pris part à la manifestation qui s’était déroulée quelques heures auparavant. La veille, un commando a la solde des autorités de la ville et du gouvernement avait mis le feu au siège de la radio Voix des Paysans du Sud (VPS).
Le mercredi 26 juin, des écoliers, à la sortie de leurs examens d’État de neuvième année fondamentale, ont eux aussi gagné les rues pour signifier qu’ils n’accepteraient pas de résultats avec M. Jovenel comme chef d’État. Arrivés au Bois-Verna, ils furent inondés de grenades lacrymogènes et plusieurs d’entre eux ont dû être évacués vers des centres hospitaliers avec de sérieuses difficultés respiratoires.
Le régime PHTK de M. Jovenel Moïse est déjà peut-être le plus sanguinaire de l’après Duvalier. Et ce n’est pas étonnant. M. Martelly ne s’est-il pas lui-même vanté d’être un adepte du macoutisme? Certains dignitaires ou « philo » PHTK faisaient partie des fameux « Ninja » de la période allant de septembre 1991 à septembre 1994. Ceux-là qui durant ces trois années-là ont craché tout leur mépris de la vie humaine, surtout de celle des petites gens, celle des pauvres. Ceux-là encore qui criaient triomphalement: « Fòk ou fout vide bal sou yo ». « Fòk ou fout flite yo ak bal ». « Yo »? C’est les autres, c’est-à-dire ceux de La Saline, de Tokyo ou de Carrefour-Feuilles. Ceux qui, par leur protestation, leur révolte et leur refus de la misère infâme, « nuisent à la stabilité », empêchent le pays de marcher ». « Kite peyi m mache ».
La haine anti-populaire (parfois raciste) s’est vêtue, en Haïti, dans sa version récente, de haine anti-Lavalas et de tout ce qui pourrait lui ressembler ou lui être associé. Par contamination médiatique ou à cause de certaines pratiques questionnables, Lavalas est devenu leur cible. Ce comportement politique ne relève d’aucune identité de groupe ou de parti ni d’un quelconque lien thématique (programmatique). Il ne tient qu’à la peur. Une peur savamment construite et habilement entretenue, à partir de laquelle la petite bourgeoisie semble être prête à tout supporter, à tout accepter mais surtout à tout cautionner. La peur a, en politique, un plus grand pouvoir de mobilisation que la déception. Le fascisme en général n’a pas de philosophie, il n’a qu’une rhétorique. En Haïti, il n’a ni l’une ni l’autre, il n’a qu’une pratique, ou mieux, une logique: celle de la distanciation, à tout prix, de « ces autres » dont nous parlions un peu plus haut.
On peut donc aisément comprendre pourquoi cette petite bourgeoisie semble s’émouvoir davantage par le récit du cambriolage d’une boutique de mode à Pétion-Ville ou celui d’une vitre de voiture brisée que par la mort de trente-huit de nos compatriotes à La Saline. Au fait, pour elle, la question est ailleurs et elle est bien plus simple. Comment faire accepter par la majorité un régime qui ne bénéficie qu’à une toute petite minorité? Ou bien formulée autrement: Comment résoudre le problème de ces gens-là, ces autres (moun sa yo)? La réponse est tout aussi simple: par la corruption, la perversion des valeurs, la confusion des aspirations, le disciplinement collectif et la répression aveugle.
Dr Jean Hénold Buteau
Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux, Ouverts à quelque immense aurore, De l'autre côté des tombeaux Les yeux qu'on ferme voient encore. Sully Prudhomme Depuis environ quelques jours, voire ...
https://lenouvelliste.com/article/205144/nous-sommes-tous-la-saline
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