Haïti connaît une crise économique prolongée qui s’est aggravée au milieu de l’année dernière à la suite de l’assassinat du président Jovenel Moïse. Dans cette interview, Lautaro Rivara, journaliste et écrivain qui suit de près la réalité haïtienne, nous aide à comprendre les différents éléments de la complexe réalité de ce pays des Caraïbes.
Il y a six mois, le président haïtien Jovenel Moïse a été assassiné. Où en est l’enquête ? Et quels sont les intérêts divers qui s’y entremêlent ?
L’enquête se trouve totalement au point mort et nous ne devrions pas nous faire trop d’illusions quant à son avancée. Tout d’abord, parce que les autorités judiciaires locales en charge de cette enquête font partie de cette même petite caste locale qui détient le pouvoir, cette bourgeoisie et oligarchie importatrice haïtienne qui, en quelque sorte, ont précipité l’assassinat de Moïse. Et de fait, voici quelques heures, Gary Orelien, le juge chargé de l’enquête, a démissionné. Il dénonce un désordre manifeste dans l’enquête en cours.
L’autre aspect à prendre en compte, ce sont les liens avec un autre acteur qui pèse de plus en plus sur cette procédure judiciaire, je parle des États-Unis, lesquels, en quelque sorte, sont juge et partie dans cet assassinat. Car, rappelons-nous, deux des mercenaires impliqués sont de nationalité nord-américaine, ils sont membres des forces opérationnelles spéciales de la Marine, quant aux autres personnes impliquées, ce sont des citoyens colombiens, leur pays étant évidemment très engagé dans la politique de sécurité continentale des États-Unis. Il faut dire que, depuis l’assassinat de Moïse, deux pistes principales sont envisagées quant aux intérêts en jeu dans cette affaire : une piste qui relierait cet assassinat à une dette de Jovenel Moïse envers des secteurs du trafic de drogue, étant entendu qu’une bonne partie de la classe dirigeante haïtienne est totalement impliquée dans différentes affaires illicites; et, une autre piste qui, elle, serait davantage en lien avec un plan qui aurait été organisé pour capturer Moïse afin de le transférer ensuite aux États-Unis. Ce ne serait pas la première fois qu’un tel scénario se produit dans l’histoire des États-Unis. Bien que Moïse ait été extrêmement utile aux intérêts politiques nord-américains à Haïti, il était déjà en quelque sorte un pion qui avait atteint un degré d’usure très avancé si nous considérons la rupture visible de l’ordre démocratique depuis qu’il avait décidé de rester au pouvoir après la fin son mandat présidentiel.
Haïti est revenue à la une des journaux aux États-Unis du fait des politiques cruelles et inhumaines appliquées aux migrants, parmi lesquels on compte des milliers d’Haïtiens. Comment l’actuel gouvernement de Biden et d’autres intervenants internationaux cherchent-ils à infléchir les événements dans le pays ?
Ces derniers mois la crise migratoire n’a cessé de s’aggraver, et cela depuis qu’ont circulé ces images véritablement dantesques des patrouilles de police des frontières américaine en train d’arrêter et de déporter en masse des Haïtiens qui tentaient d’entrer aux États-Unis, entre le Texas et Coahuila.
Il faut distinguer, dans cette émigration, deux courants: d’une part, la migration qui part de la partie ouest de l’île d’’Hispaniola, à l’intérieur même d’Haïti, et c’est une odyssée étroitement liée, bien sûr, à la crise économique incessante que traverse le pays et, d’autre part, un autre flux migratoire qui concerne les Haïtiens résidant au Brésil et au Chili, pays qui ont été des destinations privilégiées par cette communauté pour circuler ensuite en Amérique du Sud ; mais, cette communauté a vu, durant les dernières années, ses possibilités de se fixer et la limitation du flux migratoire se durcir réellement sous les gouvernements très conservateurs de la région. C’est pourquoi, ces migrants ont commencé à se déplacer à travers tout le continent pour tenter de rejoindre les États-Unis. Il existe un premier goulot d’étranglement qui est la Colombie, où l’on calcule que rien qu’à Necoclí, ville proche de la jungle du Darien, se trouveraient aujourd’hui quelques 30 000 Haïtiens cherchant à poursuivre leur chemin vers le Panama ; et il y a, bien sûr, l’autre goulot d’étranglement majeur, celui de la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Il faut souligner, qu’en la matière, la politique de l’administration Biden s’est révélée très peu différente de celle de son prédécesseur Donald Trump, en dépit d’une série de sommets et de pourparlers avec le président du Mexique. C’est pourquoi l’on entrevoit bien peu de signes d’une solution à cette crise migratoire. Celle-ci est plutôt prise en charge par une série d’organisations sociales et civiles qui cherchent à venir en aide, d’une façon ou d’une autre, à cette multitude de gens très démunis.
Avant l’assassinat de Moïse, Haïti était déjà plongé dans une crise politique : élections reportées, projets de réforme constitutionnelle, etc. Existe-t-il quelque perspective de « normalisation » de la vie politique ? Quels sont les acteurs qui cherchent à se positionner actuellement?
Il faut dire qu’Haïti se trouvait déjà dans une situation de rupture totale de l’ordre démocratique depuis février 2021 lorsque Jovenel Moïse avait décidé de rester au pouvoir au-delà de l’expiration de son mandat présidentiel.
Pourtant, à cette époque-là, Moïse bénéficiait encore du soutien résolu des États-Unis et de différentes puissances européennes ainsi que de quelques organisations internationales qui ont entériné cette rupture qui s’est approfondie avec l’assassinat du président, mais aussi avec l’élection d’un président par intérim, Ariel Henry, cet homme politique qui avait été nommé Premier Ministre lorsque Jovenel Moïse aurait dû cesser d’exercer son mandat électoral.
Par conséquent, aujourd’hui, il n’y a aucun leader politique qui puisse assumer légitimement la présidence, du moins dans le cadre de la légalité en vigueur. C’est pourquoi, différents secteurs de l’opposition politique démocratique réclament, depuis un certain temps déjà, des élections présidentielles et législatives, lesquelles sont totalement repoussées. Cette crise se déroule aussi dans un contexte de crise économique sans lequel nous ne pouvons pas comprendre cette situation de désastre généralisé. Il convient également de dire qu’il existe toute une série d’acteurs internationaux qui ont eu une grande incidence sur la politique haïtienne; ils n’ont justement pas permis la normalisation et ils ont favorisé tous les coups permettant le maintien au pouvoir de leurs protégés dans le paysage politique des Caraïbes.
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