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Le Monde du Sud// Elsie news

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Haïti, les Caraïbes, l'Amérique Latine et le reste du monde. Histoire, politique, agriculture, arts et lettres.


A propos de "Extermination des pères fondateurs et pratiques d’exclusion" le dernier ouvrage d'Eddy CAVÉ

Publié par Jean-Philippe Belleau sur 23 Mars 2022, 17:34pm

Catégories : #AYITI ACTUALITES, #CULTURE, #PEUPLE sans mémoire...

 A propos de "Extermination des pères fondateurs et pratiques d’exclusion" le dernier ouvrage d'Eddy CAVÉ

Extermination à l’haïtienne

 

La thèse du dernier ouvrage d’Eddy Cavé est simple. L’exclusion est en Haïti un ethos qui commence avec deux évènements concomitants : le sort tragique des signataires de l’acte d’indépendance, et l’exclusion des femmes et des insurgés africains à la fois du processus politique en temps réel comme de la mémoire collective depuis.

L’auteur se focalise tout d’abord sur ce fait saisissant : 16 des 37 Pères Fondateurs de la nation —les plus importants d’entre eux — sont assassinés dans les deux ans qui suivent l’indépendance.  Plusieurs des onze « survivants » auront également une fin tragique, quoique plus tardive — ce que l’auteur nomme « la deuxième ronde des décès ».  Être un officier supérieur doté d’un prestige considérable dans un pays victorieux et indépendant n’offrait donc aucune garantie de survie ; au contraire, cela augmentait, semble-t-il, la possibilité d’une trahison et d’un assassinat.  Pourquoi, donc, les membres des élites militaire et politiques émergentes se sont-ils entretués ?

L’ouvrage est monumental, avec près de 450 pages en grand format, et d’une très grande richesse.  Leslie Péan signe une postface substantielle et de haute tenue.  L’ouvrage est divisé en trois parties et huit chapitres ponctués de vignettes biographiques sur ces Pères Fondateurs et les acteurs oubliés de l’histoire, « Mères Fondatrices » inclues.  Si certaines de ces vignettes portent sur des personnages prépondérants, la force de l’ouvrage est de s’attarder sur les obscures : Jean-Philippe Daut, Toussaint Brave, Magny, pour n’en citer qu’une poignée, jusqu’alors victimes de ces oublis de la postérité sur lesquels Michel-Rolph Trouillot avait lui-même, comme on sait, porté son intérêt.  Cavé a dû travailler la fragmentation de l’historiographie sur ces personnages secondaires pour obtenir des sketches biographiques cohérents — ce n’est pas un mince effort.

L’ouvrage accorde, de même, une place prépondérante aux femmes.  Les néophytes découvriront Victoria Montou, Sanite Bélair, Félicité Bonheur, Euphémie Daguilh, aux côtés de personnages plus connus comme Marie-Jeanne Lamartinière, Défilée-la-Folle, ou Catherine Flon. On se demande toutefois si l’auteur ne frise pas ici l’anachronisme — quelle société, moderne ou traditionnelle, manquait au tournant du 19ème siècle d’exclure les femmes de son processus politique ?  Il est vrai, en revanche, que beaucoup de ces « Mères Fondatrices », expression heureuse de Stéphane Bai reprise ici par l’auteur, ont participé aux combats contre l’esclavage et pour l’indépendance, un engagement qui lui, ne se retrouve pas nécessairement sous d’autres cieux comparables.  Surtout, l’auteur s’indigne du sort injuste qu’a réservé la postérité à ces personnages historiques féminins.  Le sort des chefs africains et de leurs troupes, injustement traités à la fois par les Pères Fondateurs, qui les ont exterminés, et par la postérité, qui tend à les reléguer au second ou troisième plan malgré leur rôle prépondérant dans les combats, est aussi mis en exergue.

La mémoire collective, au sens que lui accordait Maurice Halbwachs, est donc l’autre sujet du livre.  Pour chacun des personnages évoqués, Eddy Cavé tente de reconstituer la trajectoire posthume, inscrite dans des mémoriaux ou de simples timbres.  La place accordée aux lieux de mémoire est ici particulièrement intéressante, avec de multiples documents photographiques.  Dispersés sur tout le territoire, négligés parfois, les mémoriaux que l’auteur ressuscite ici dévoilent un dialogue construit par l’auteur entre l’histoire comme passé et la mémoire des hommes.

Revenons néanmoins au « lièvre » levé par l’auteur, la troublante hécatombe des signataires de l’acte fondateur de la nation, et sur laquelle s’attarde également Leslie Péan dans sa postface.  Que signifie-t-elle ?  L’inhabilité des élites militaires et politiques, voire même, au-delà, de la société civile, à se mettre d’accord sur les principes constitutionnels de base qui déterminent la légitimité d’un gouvernement, notamment les principes qui gèrent la transition du pouvoir, y est pour beaucoup.  (On pourrait, à cet égard, dire probablement la même chose de la Colombie).  La légitimité politique demeurant ancillaire à la personnalisation du pouvoir, ce qui semble importer, c’est qui occupe la présidence — au lieu de « au nom de quoi », voire « pour quoi ».  En l’absence d’un consensus sur ce qui fonde la légitimité politique, l’insécurité semble avoir été un des traits principaux des gouvernants, avec comme conséquence — et certainement pas seulement comme cause — la répression souvent brutale des opposants.  On ne peut s’empêcher, en outre, à la lecture d’Eddy Cavé, de noter que le monde élitaire qui émerge de plus d’une décennie de guerres, est un tout petit monde.  Les liens sont nombreux entre ces acteurs — liens de parenté, d’amitié, de frères d’arme, de travail, de voisinage parfois.  Ils se connaissent tous.  Michèle Oriol avait déjà remarqué dans son ouvrage sur les présidents d’Haïti, en 2006, la surprenant homogamie des élites politiques sur plus d’un siècle et demi d’indépendance.  Toutefois, ces liens sociaux entre Pères Fondateurs, au lieu d’amener àla coopération, comme le croirait une sociologie Durkheimienne, semblent avoir produit le contraire ; un petit monde, certes, mais un monde hobbesien — chen manje chen.

Connu jusqu’alors principalement comme un mémorialiste, Cavé s’impose ici comme un historien et un homme de lettres.  Il signe un ouvrage remarquable au style enlevé, ponctué de formules frappantes, et fruit d’une recherche de longue haleine. On attend le suivant avec impatience.

Eddy Cavé, Haïti : extermination des pères fondateurs et pratiques d’exclusion, aux éditions Kiskeya Productions. Le livre est disponible sur Amazon.

Jean-Philippe Belleau

 

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