La traite et « l’esclavage déguisé »
Le 1er février 1949, Jean Price Mars, ambassadeur d’Haïti en République Dominicaine, écrit la lettre suivante au président Dumarsais Estimé :
Monsieur le Président
J’ai l’honneur de vous informer que le 17 janvier dernier, mon attention a été attirée sur le passage à Ciudad Trujillo, R.D. de deux camions chargés d’immigrants haïtiens. Je m’empressai de les rejoindre. Je questionnai l’un des chauffeurs qui m’apprit qu’il était propriétaire du camion et que ce fut accidentellement qu’à Jimani on lui a confié le « djob » d’amener les immigrants quelque part dans l’Est. Je causai avec quelques-uns des pauvres types empaquetés dans le camion. Deux ou trois étaient des « viejos » habitués à la vie des communautés haïtiennes en territoire dominicain. D’autres – le plus grand nombre – sales, décharnés, étriqués venaient pour la première fois dans ce pays. Il y avait des femmes et même des bébés – tous dans un état pitoyable. Ils m’apprirent qu’ils étaient originaires les uns de la plaine du Cul de Sac, les autres des régions montagneuses de la Forêt des Pins. Tous sont entrés clandestinement dans la République Dominicaine pour servir de péons dans les entreprises agricoles et industrielles de la région orientale.
Le présent Rapport est le 12ème que j’ai l’honneur d’adresser au Gouvernement sur ce pitoyable état de choses, si j’en réfère aux communications que j’ai envoyées soit directement à Votre Excellence soit à la Secrétairerie d’Etat des Relations Extérieures les 24 juillet, 7 Août, 11 et 12 Septembre, 20 octobre, 10 Novembre 1947, 6 Mars, 5 Mai, 12 Juillet, 27 Août, 20 Octobre 1948. Dans tous ces Rapports je me suis efforcé de démontrer que c’est nous qui avions un intérêt vital à faire cesser le scandale de l’immigration clandestine. J’en ai également indiqué les moyens et si après 21 mois de négociations, j’ai abouti à l’impasse signalée dans ma communication du 13 décembre 1948, j’ai le droit de dire que dans l’accomplissement d’une telle tâche particulièrement difficile, j’ai fait tout ce qui était possible pour justifier votre confiance et défendre les intérêts du peuple haïtien.
Et maintenant, il convient aujourd’hui plus que jamais d’appliquer une vigilance infaillible sur les points de la frontière où s’exerce la traite. Le 5 mai 1948, j’ai relaté ce qui suit : « Il m’a été signalé qu’à 1 kilomètre environ avant d’atteindre l’agglomération de la Forêt des Pins, il existe un passage peu surveillé par les Agents haïtiens. Ce passage est situé au-delà d’un ravin au-dessous de l’autre versant de la montagne en direction de l’Est. De là on suit un sentier qui mène à la Borne frontière. Peu avant d’atteindre la Borne se trouve une cour où il y a deux maisonnettes. L’une d’entre elles est habitée par un individu qui favorise la traversée en territoire dominicain moyennant la paie de deux gourdes et demie. Le trafic est de bon rapport à certaines époques de l’année ».
Et voici que Le Nouvelliste du 20 janvier 1949 a publié un articulet intitulé « Embauchage de nos paysans » et ainsi conçu : « Notre service d’information nous signale des cas répétés d’embauchages clandestins, dans la grande Plaine du Cul de Sac, de cultivateurs haïtiens qui sont conduits vers la frontière. A « Fonds Pite » dans les environs de « Glore », ils sont embauchés pour les travaux des Centrales Sucrières de l’autre coté des frontières. Le premier envoi a laissé Thomazeau le jeudi 13 janvier, jour de l’Epiphanie. Un second groupe suivait de près le samedi 15 janvier. Et depuis des cultivateurs de « Dallemand La montagne » dans les hauteurs de « Glore » utilisent le col dénommé « Lan Limite » pour gagner le territoire voisin... L’embaucheur semble être le sieur Luctèse Desravisnes, ex-chef de section de la première section de Thomazeau, révoqué dans les premiers jours de Janvier. Il était aidé d’un nommé Domingue, ex-garde impliqué dans l’affaire de la veuve Polien Dolémont. Le « rabatteur » le plus actif serait Mérilan Nodère, originaire de « Fonds Janvier » de la commune de Thomazeau. L’indignation de la population du bourg est telle que d’autres qui annonçaient pour très bientôt leur départ, ont différé la traversée, hésitent, espérant que la vigilance s’exerçant pour leur propre sécurité pourra diminuer quand même, et ils traverseront. Nous donnons l’éveil à qui de droit, pour une surveillance plus active des endroits où ces inconscients passent pour se rendre dans l’Etat voisin sans qu’ils soient couverts par le moindre engagement de leurs embaucheurs de les rapatrier, une fois terminée, la coupe saisonnière de l’autre côté de la frontière ». (le caractère gras est de nous)
Les indications données dans l’articulet et dans mes communications du 12 mai sont assez précises pour alerter la Police. Puisque ces faits se renouvellent tous les ans à une époque déterminée de l’année entre le 15 décembre et le 15 janvier, il me semble que la vigilance de la Police ne devrait pas être prise en défaut.
Empêcher l’émigration clandestine au prix des châtiments drastiques contre les embaucheurs est désormais la seule façon que nous ayons de combattre l’esclavage déguisé des Haïtiens dans la Partie de l’Est. Cette situation est tellement alarmante qu’elle a valu à l’Ambassade les communications de notre consul à San Pedro de Macoris que nous vous adressons copie ci-jointe.
Je saisis cette occasion pour vous renouveler, Monsieur le Président, l’assurance de mes sentiments dévoués.
Dr. Price Mars [9].
Cette République qui se déglingue de partout
Le traitement donné aux travailleurs haïtiens tant en Haïti qu’en République Dominicaine fait abstraction des principes d’éthique et de justice dans les rapports socioéconomiques. Toute une politique d’humiliation et de refus de reconnaissance est mise en œuvre à une échelle encore plus grande que ne l’aurait imaginé Axel Honneth [10]. Les braceroshaïtiens reçoivent des salaires de misère équivalant à moins de deux dollars américains pour une journée de travail de quinze heures. Alors la classe politique de pacotille en Haïti est sous la houlette du dictateur Trujillo dont les agents haïtiens mènent le bal dans l’Armée, au Parlement et dans la bourgeoisie. Trujillo est particulièrement intéressé à Haïti depuis qu’il a commencé en 1947 à faire l’acquisition personnelle des usines sucrières qui appartenaient aux capitalistes américains. Entre 1947 et 1952, le dictateur dominicain a fait l’acquisition de cinq grandes centrales sucrières dont la Rio Haina [11] et en 1956, Trujillo contrôle les deux tiers de la production nationale de sucre.
L’échafaudage artisanal des propriétaires d’usines pour recruter la main d’œuvre haïtienne est dépassé. Trujillo institutionnalise le commerce des braceros en imposant en 1952 un contrat d’État à État qui sera observé par le gouvernement de Magloire puis par celui des Duvalier père et fils. La lettre du dictateur Rafael Trujillo à Luc Fouché en date du 6 mai 1957 en atteste [12]. Cette pratique de malédiction trouve un relais avec le tonton macoute Clément Barbot dans le gouvernement de François Duvalier qui assure la collecte des fonds tirés de la vente des Haïtiens au Conseil d’État du Sucre (CEA en sigle espagnol), entité publique créée en 1966 gérant les biens nationalisés de Trujillo. Nous avons reproduit le télégramme de l’ambassadeur haïtien Clément Vincent transmettant la demande du Président dominicain en 1969 au président François Duvalier pour l’envoi de cinq mille ouvriers agricoles [13]. Une tête pensante du duvaliérisme est tombée quand Roger Lafontant s’est approprié le pactole destiné aux comptes de Madame Simone Duvalier en Suisse.
Lafontant est remplacé par Luckner Cambronne pour une courté durée en 1973 dans l’acheminement des fonds payés par les Dominicains [14] au palais national. Ces pratiques de négriers continueront avec les ambassadeurs haïtiens François Guillaume et Fritz Cinéas d’une part et les Secrétaires d’État des Affaires Sociales Achille Salvant, Ulysse Pierre-Louis, Théodore Achille et Arnold Blain d’autre part jusqu’en 1986 [15]. Le recyclage du malheur haïtien demande de persévérer en répétant ces vérités et en ne laissant pas des zélections embrouiller notre discernement. Il faut surtout protéger les complices internationaux des mascarades électorales des deux côtés de la frontière.
Le dernier paiement effectué par les Dominicains fut de 2 millions de dollars qui furent transportés le 14 janvier 1986 dans deux valises de cuir au palais national en Haïti. Cette mission fut exécutée par un général et deux colonels dominicains accompagnés de l’ambassadeur haïtien Hervé Denis [16]. Cette somme disparut avec le renversement de la dictature le 7 février 1986 sans que les coupeurs de canne ne soient envoyés en République Dominicaine. Le Conseil National de Gouvernement (CNG) prétendit ne rien savoir de la transaction. Mais le gouvernement dominicain ne l’entendit pas de cette oreille et manifesta énergiquement son mécontentement. Après deux mois de tractations, le gouvernement du Général Henry Namphy donna l’ordre à la Banque de la République d’Haïti de rembourser les deux millions de dollars au Conseil d’État du Sucre [17].
Le colonel Max Vallès, Ministre de l’Information et membre du CNG, a confirmé l’information le 13 mars 1986. Selon Le Nouvelliste du 14 mars 1986, « le mystère le plus entier, de l’avis du même du Ministre Vallès, entoure ce versement aux autorités haïtiennes des deux millions de dollars. Qui avait reçu cette valeur ? On ne saurait le dire puisque, affirme le Ministre de l’Information, on n’a retrouvé aucune pièce, aucun document [18]. » Les Dominicains ont refusé d’être aveuglés par cet artifice. La bourde était d’un trop grand calibre. Haïti devait donc accepter toute seule la responsabilité pour ce crime du vol de 2 millions de dollars ! La cuisine de ces pots-de-vin payés pour corrompre les politiciens haïtiens se transmet de génération en génération. Les dernières manifestations de cette cuisine sont les paiements de 2.5 millions de dollars reçus par des officiels haïtiens [19] en 2011 qui ont bouleversé le gouvernement en 2012. Des situations auxquelles la politique de divertissement avec une musique, aussi entrainante soit elle, ne peut que soulever de nouveaux problèmes. En ce sens, l’insouciance à vouloir persévérer dans une politique de rara hebdomadaire est une attitude indéniable d’irresponsabilité."
Leslie Péan.
Extraits d'un article paru dans Alterpresse
Commenter cet article