Ce pays que vous connaissez est sous tutelle ? Les tuteurs sont trop forts ? Exigent des comportements précis ? Et alors ? On demanda un jour, à Londres, pendant la guerre, au Général de Gaulle pourquoi il se montrait si raide vis-à-vis de Churchill et de Roosevelt, les maîtres, qui pouvaient lui barrer la route, l’écarter des affaires et de son destin ; il répondit : « Je suis trop faible pour me montrer souple… » Mais Qui-vous-savez n’est pas le Général de Gaulle.
Une théorie farfelue veut que, se souvenant des leçons de sa jeunesse, Qui-vous-savez fait une démonstration par l’absurde que le système « imposé » par l’International conduit à la catastrophe ! Cette hypothèse tordue est, en fin de compte, un avatar de la politique du pire, qui n’a, dans l’histoire, abouti qu’à des catastrophes. Et les êtres humains que sont les citoyens de ce pays que vous connaissez ne sont pas des formules algébriques ou mathématiques dont le sort ne concerne que des expérimentateurs froids, ce sont des êtres de chair et de sang dont la vie et la mort sont déterminées par les décisions de ces « démonstrateurs par l’absurde ». Détournons la tête…
« Il est limité », dit-on, « il n’a pas de marge de manœuvre ! » La belle affaire ! Ses marges de manœuvre, un chef d’État doit savoir se les créer, ceux qui ont réussi malgré l’adversité le savent, y compris le fondateur de ce pays que vous connaissez, lui qui avait contre lui l’ensemble des nations de l’époque. Qui-vous-savez s’engonce dans une spirale de solutions traditionnelles, faites pour des problèmes connus du temps passé : justement, quand il y a une situation nouvelle, il faut des solutions nouvelles, la raison ne suffit plus ! Engels a commis quelque chose sur la raison qui n’est pas suffisante, qui même nuit face à une situation nouvelle, sur la raison « déraisonnante ». La raison est toujours la raison de l’histoire, d’un moment, d’une nécessité. La raison est suintée par le moment et n’est valable que pour ce moment. Elle est la cristallisation des idées, de la morale d’un moment historique. Elle est démunie face à une donne nouvelle.
La raison est toujours la raison de l’époque précédente, et elle ne s’applique plus au temps nouveau. Cela, le président de ce pays que vous connaissez ne le sait pas, refuse de le savoir, ou pis : fait semblant de ne pas le savoir. Il ne sait pas qu’il faut nier la raison au nom de la raison, nier la raisons de l’ancien temps et trouver celle du nouveau. Il ne sait pas que le vieil homme ne peut pas déchiffrer la situation créée par l’homme nouveau. Comment le saurait-il ? Cette même paresse qui le porte à faire des efforts titanesques pour lire un rapport - c’est du moins, on ne sait pourquoi, ce qu’il aimerait qu’on pense de lui : qu’il ne lit pas, qu’il n’aime pas lire ; déjà Sganarelle se vantait : « Dieu merci, je ne sais pas lire ! » - l’empêche d’explorer des terres nouvelles. Et ce ne sont point ses proches, qui doivent se cotiser à plusieurs pour trouver une idée un peu neuve, ou plutôt une idée qui a l’apparence de la nouveauté, qui lui feront part des courants nouveaux circulant dans le monde, ou plus exactement qui lui feront voir les nouveaux signes avancés par la nouvelle réalité : ils ne se soucient pas de humer les vents nouveaux apportés dans le pays par les temps nouveaux ; ils ne veulent pas voir les signes pourtant tonitruants que l’homme nouveau lance au visage du vieil homme ; ils ne comprennent pas qu’il ne suffit plus d’apporter des améliorations à la pelle, à la pioche, à l’égoïne, il faut carrément des instruments nouveaux ! À situation nouvelle, il faut des codes nouveaux. D’ailleurs Qui-vous-savez n’a pas confiance dans les idées. Il est un pragmatique, souvenez-vous. Il ne connaît pas, il refuse de reconnaître la dignité de la pensée, des discours.
Il ne voit pas que la fin des « pragmatiques » a sonné : ce sont eux qui ont conduit le monde au bord de l’abîme où il se trouve maintenant. Ce sont eux, les spécialistes, les pragmatiques, qui ont ruiné des millions et des millions de petites gens à travers la planète. C’est peut-être l’heure de la poésie qui sonne. Beaucoup d’Américains ont voté pour Barack Obama « parce qu’il est un poète », c’est Toni Morisson, prix Nobel de Littérature, qui le dit. Mais Qui-vous-savez n’est pas Toni Morisson. Il méprise les poètes ; il déteste les « palabreurs », il préfère les pragmatiques. Ces pragmatiques qui ont fait faillite. Les décideurs du monde se rendront compte dans cent ans que les pragmatiques ont failli ; ils sont comme cette femme, dans « L’Homme sans qualité », Matilde, qui, après l’amour, par suite d’une défaillance physiologique, ne ressent l’orgasme que deux heures plus tard ; en plein milieu d’un dîner officiel, alors qu’elle a quitté son amant depuis longtemps, elle ferme les yeux qui s’embrument, qui chavirent, elle entrouvre les lèvres, elle gémit : ça y est, elle a l’orgasme ! Qui-vous-savez saura dans dix ans que les pragmatiques ont échoué.
Dans un passage où Platon imagine avec une intensité égale à celle de Phèdre – la Phèdre de Racine – vivant son comportement si elle – et non Ariane – avait accompagné Hippolyte – et non Thésée – au labyrinthe où avec lui elle « se serait retrouvée ou perdue », il esquisse le reproche que Dion lui aurait adressé s’il avait refusé de l’escorter en Sicile. Platon voit, il lit la lettre de Dion : « Platon, ce ne sont ni les hoplites (fantassins lourdement armés), ni même les cavaliers qui m’ont manqué pour repousser mes ennemis, mais des discours… » Dion et Platon connaissaient l’importance des discours. Le mot de Dion, imaginé par Platon, fait écho aux versets du Psaume 44 (43) : « Ce n’est pas avec des épées qu’ils ont gagné la terre. Ce n’est pas leur puissance qui les a sauvés. » Mais Qui-vous-savez n’est pas Dion, et encore moins Platon. Et il n’est pas le Psalmiste. Il ne sait pas, le malheureux, que les changements, avant de se réaliser dans les faits, s’accomplissent d’abord dans les idées. Il ne sait pas – il se flatte de mépriser les « Intellectuels », ces rêveurs, il leur préfère les « pragmatiques » - que « la différence entre l’abeille et l’architecte, c’est que la maison de l’architecte existe d’abord dans sa tête avant de la construire… » (Je ne garantis pas les mots exacts employés par Marx, l’idée générale cependant y est). Mais Qui-vous-savez n’est pas Marx. Est-ce que Qui-vous-savez sait qui il est ?
Non, Qui-vous-savez ne sait pas que les rêves sont importants. « Il faut rêver », enjoignait Lénine, ce pragmatique des pragmatiques : le vrai pragmatique est celui qui l’est tellement que parfois il ne l’est pas, comme le vrai politique est celui qui l’est tellement que parfois il cesse de faire de la politique. Car le rêve est une étape essentielle de l’itinéraire de la nouvelle projection en route vers sa réalisation.
L’utopie fait partie de l’existence. Elle est un moment de la réalisation. Et pas seulement du fait de la différence entre l’abeille et l’architecte : il y a aussi la nécessité de l’utopie comme condition de l’existence et de la réalisation. Le rêve précède le réel.
On le savait, mais il faut le rappeler de temps à autre : La politique est une chose trop importante pour la confier aux politiciens.
Ce pays que vous connaissez est donc en transition. Son président est également en transition. Les observateurs disent que les actions du président de ce pays que vous connaissez vont de la nullité au néant et que, sous sa gouverne, ce président va d’une catastrophe à une catastrophe pire. Ils disent que, de la même façon que « derrière les mornes il y a d’autres mornes », derrière les catastrophes il y a d’autres catastrophes. Ce président n’est pas capable de transformer une nécessité en vertu, une crise en opportunité. Devant cette « sommation d’options non éludables », il s’affole. Il est paralysé. « Que faire ? » Il décide d’écouter les « gens raisonnables », les économistes.
Sous sa présidence, la transition est une calamité. Sous sa présidence, la transition – phénomène extraordinaire – n’est pas un lieu de passage, mais un but et un lieu en soi, une boucle qui recommence indéfiniment et qui condamne à contempler le même paysage. Qui-vous-savez n’a pas, pour autant, développé la « science des limites indéfinies », il a développé l’art de l’attentisme, de la boucle éternellement recommencée. La transition se dessaisit de sa responsabilité, qui est d’être un pont vers autre chose. La transition finit : elle devient le but. Elle devient le point Oméga, le lieu d’où l’on peut contempler la création entière figée car arrivée au terme de son mouvement, de son évolution alors que, de son côté, la connaissance devient finie. La transition, sous sa présidence, est le mur contre lequel buttent les citoyens de ce pays que vous connaissez et qui les empêche d’avancer. Elle est une limite, elle enferme, elle exclut. Elle s’installe dans un monde fini où la connaissance est finie. On se trouve toujours « entre deux phénomènes, comme au confluent de deux fleuves », mais on a beau nager, on ne se sort pas des eaux tumultueuses et dangereuses ; on s’éloigne avec regret du vieux rivage mais on ne nage pas pour autant avec espérance vers une rive inconnue. Les dieux ne sont plus là mais nous ne voyons pas pour autant l’Être. Les dieux sont partis et l’Être n’est pas encore venu. Les citoyens de ce pays que vous connaissez sont seuls. Prométhée « avait donné aux hommes l’espoir qui fait vivre », Qui-vous-savez a enlevé aux hommes de ce pays que vous connaissez l’espoir qui fait vivre ; c’est là son vrai crime.
La limite, dans ce pays que vous connaissez, est devenue une borne. Elle est devenue quelque chose de négatif. La limite enclot négativement. Les amers qui balisaient le chemin de ses habitants ont disparu. Ce que l’on croyait vrai se révèle faux. La vérité a mis des voiles, et ce n’est surtout pas pour danser la fameuse danse au cours de laquelle elle les enlèverait une à une et au terme de laquelle elle se montrerait nue. Pascal David rappelle que Kant, « dans un passage célèbre », affirme « que le pays de la vérité est une île » : ce n’est certainement pas celle que vous connaissez.
Daniel Barenboïm, dans sa préface au livre émouvant qu’Elisabeth Furtwängler consacre à son mari, rappelle que « lors des répétitions, le légendaire chef d’orchestre ne faisait travailler que les transitions ». Furtwängler connaissait l’importance de la transition. Il savait que c’est dans les transitions, c’est-à-dire dans ce qu’il faut dégager de permanent dans les variations d’un morceau, que se prépare l’identité de ce morceau. Mais Qui-vous savez n’est pas Furtwängler. Qui-vous-savez ne sait plus qui il est.
Chers lecteurs, ce « pays que vous connaissez » n’est pas celui que vous croyez avoir deviné. Comment, en effet, confondre le pays auquel vous pensez, dont on vient de souligner les maux, avec celui que vous croyez avoir deviné ? Je pastiche Choderlos de Laclos dans l’Avertissement précédant « Les Liaisons dangereuses » : « En effet, plusieurs des personnages portraiturés ont de si mauvaises mœurs, qu’il est impossible de supposer qu’ils vivent dans ce pays dont on vient de parler ; dans ce pays où vous êtes et où les lumières, répandues de toutes parts, ont rendu les ministres si honnêtes, les femmes politiques si réservées et si vertueuses, et le président si rempli d’idées, de dynamisme, d’intransigeance vis à vis de la corruption et de reconnaissance envers les citoyens respectueux des lois, tout est à l’opposé de l’enfer qu’on vient de décrire… » Ce « pays que vous connaissez » n’est donc pas celui que vous croyez avoir deviné, c’est clair, et « toutes ressemblances avec des personnes vivantes ou mortes ou bientôt en exil ou avec la situation d’un pays quelconque ne seraient que pure coïncidence ». ce que vous venez de lire est une pure fiction…
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