L’analyse des comptes ne peut pas être statique et concerner une seule année
jeudi 16 juillet 2009
Par Leslie Péan
Soumis à AlterPresse le 15 juillet 2009
La polémique autour des 200 gourdes est révélatrice de l’air du temps. Les oligarchies économiques et politiques se donnent la main pour avoir des bas prix sur le dos des travailleurs. Les grands moyens médiatiques sont utilisés pour tenter de gagner l’opinion publique contre la cause des travailleurs. Mais spontanément, ces derniers trouvent des soutiens. Comme l’indique la pétition présentée au parlement le 7 juillet, de nombreux secteurs n’hésitent pas à exprimer leur solidarité avec les ouvriers.
On sait comment l’opacité des bilans d’entreprise est cultivée sous serre. Les scandales autour des falsifications de bilans dans nombre de pays développés comme ceux d’Enron aux Etats-Unis d’Amérique achèvent de rappeler comment ces instruments de mesure de l’activité entrepreneuriale ne sont pas toujours fiables. Les activités hors bilan ont proliféré à un tel point que même la Federal Reserve (la banque centrale américaine) ne peut pas justifier l’utilisation de plus de neuf mille milliards de dollars (soit deux tiers du PIB américain) dépensés depuis septembre 2008 pour voler au secours de diverses institutions privées défaillantes. [1] La Federal Reserve refuse de donner des explications sur l’utilisation de ces fonds et la firme privée Bloomberg a dû lui intenter un procès pour avoir accès aux données de la dite institution quasi-publique. Convoquée à une audition du Congrès américain le 5 mai 2009, Elisabeth Coleman, Inspecteur Général de la Federal Reserve, a reconnu que des milliers de milliards de dollars ne peuvent pas être retrouvés. A l’occasion, le député démocrate Alan Grayson [2] de la Floride qui questionnait Elizabeth Coleman ne cacha pas sa déception devant l’incapacité de l’inspecteur général de répondre à ses questions. Ce n’est donc pas uniquement en Haïti que l’opacité et l’Etat d’exception sont mis en avant pour cacher la réalité. La malice populaire, ne dit-elle pas que chez nous, l’entrepreneur a trois bilans. Le premier est produit pour la Direction Générale des Impôts (DGI), le second est confectionné pour les banques et le troisième, le vrai, est pour l’entrepreneur. En choisissant de se colleter à la demande des parlementaires d’examiner les bilans des entreprises de sous-traitance, le président Préval essaie de sortir du corset que les patrons ont mis autour de sa ceinture et de ne pas immoler les travailleurs sur l’autel du profit sauvage. Le président peut-il se redécouvrir une sensibilité sociale ? L’avenir dira car les patrons d’aujourd’hui semblent avoir perdu la leur.
Quand les patrons de la sous-traitance disaient que le salaire minimum était trop bas
En effet, dans le Rapport des Industries d’Haïti (ADIH) de 1981, les patrons avaient affiché un minimum de responsabilité sociale. Ils avaient fait passer un message de soutien à la classe ouvrière. Certains voulaient même financer la création de syndicats. Les patrons disaient que le salaire minimum était trop bas et qu’il fallait « rendre meilleur le sort des ouvriers ». Les patrons de l’industrie d’assemblage déclaraient qu’il « est aberrant que dans certains quartiers populaires de Port-au-Prince, les familles pauvres aient à dépenser jusqu’à 15% de leur salaire pour acheter de l’eau » (Page 46 de l’étude de l’ADIH de 1981). Ils avaient proposé de « créer, organiser et faire gérer, avec l’aide des pouvoirs publics, des coopératives de vente de produits de première nécessité » et « créer au niveau des entreprises elles-mêmes des comptoirs de vente fonctionnant sans bénéfice aucun pour l’entreprise. » (Page 44).
Le sursaut des patrons ne se cantonnait pas à leurs intérêts immédiats et mesquins. Ils refusaient d’être complaisants et demandaient l’action de l’État pour « augmenter l’investissement dans le secteur agricole, particulièrement par le truchement du budget de développement ». Il ne s’agissait pas d’une recommandation passive. Les patrons enfonçaient le clou en disant qu’il « serait souhaitable d’accorder de façon permanente 30% des dépenses annuelles de l’Etat à ce secteur ». Les patrons se révélaient subversifs pour certains en s’attaquant à la corruption. Ils indiquaient la perspective en déclarant qu’on « devrait aussi veiller à une utilisation rationnelle et totale de ces fonds de façon à obtenir, entre autres résultats, une augmentation réelle de la production des vivres alimentaires, devant aboutir à un effet régulateur des prix de ces produits. » (Page 45).
Enfin, c’est sur la question du salaire de l’ouvrier qu’on peut voir la différence entre les patrons de l’industrie de sous-traitance d’hier et ceux d’aujourd’hui. D’abord, les patrons d’hier posaient la question : « Comment peut-on demander à un ouvrier qui ne vend que sa force de travail d’acheter une patente, qui selon l’article 1er du décret du 25 septembre 1975 sur la patente « est un impôt direct frappant toute personne …exerçant un commerce, une industrie ou une profession » ? Est-il raisonnable en ce vingtième siècle, que l’ouvrier haïtien soit obligé de verser au fisc 10% de son boni si durement gagné ? » (Page 49).
L’allure de la question comportait sa réponse. En effet, les patrons de la sous-traitance demanderont « la réduction des charges fiscales ouvrières » constituant 9% du salaire que les ouvriers paient à l’Etat sous les rubriques que sont 1) Contribution pour la libération économique 2) Solidarité économique 3) Loterie de Péligre 4) Urbanisme 5) ONA 6) Livret de Travail 7) Patente 8) Carte d’Identité 9) Taxe sur bonus. Les esprits tordus diront que c’était pour avoir la cote auprès des ouvriers que les patrons feront ces demandes. Tant mieux.
Les patrons illustraient leur exercice en relevant que « ces charges fiscales payées intégralement par les ouvriers apparaissent … démesurées et inutiles, surtout quand on considère que l’ouvrier doit travailler 26 jours par année uniquement pour s’acquitter de ses obligations envers le fisc. Dans beaucoup de pays sous-développés, les ouvriers ne supportent aucune charge fiscale directe. Dans d’autres, les ouvriers ne paient que les charges d’assurance sociale. » (Page 49). Les progressistes ont donc de quoi tenir pour contester le cheminement des uns et des autres aujourd’hui dans le labyrinthe tortueux de l’irrationalité. Les obstacles ne manqueront pas pour ne pas payer aux travailleurs ce qui leur est dû.
Revendication populaire ou populisme
On peut se poser des questions aujourd’hui sur le comportement des patrons dans l’industrie de la sous-traitance qui ont en même temps des ambitions présidentielles. Théoriquement leur intérêt à moyen terme serait de payer les 200 gourdes et d’être le champion de cette cause des travailleurs. Pourtant, ils ont agi autrement. Ils ne comprennent que le court terme et sont prêts à accuser de populisme ceux qui pensent différemment. Il importe de voir clair dans cet entendement qui assimile toute défense des intérêts populaires au populisme. Les dégâts du populisme en Haïti depuis 1804 font que certains s’y réfèrent en toutes les occasions pour tenter de comprendre leur propre réalité. De quoi s’agit-il en fait ?
Le populisme renvoie à une idéologie et à des pratiques politiques qui exploitent honteusement de manière irraisonnée et irrationnelle les émotions et passions populaires. Ce n’est pas le cas ici. La demande pour le salaire minimum de 200 gourdes est justifiable. Elle n’a rien à voir avec le circuit populiste. Pas du tout. La démonstration à partir d’une analyse rationnelle donne des chiffres et argumente du point de vue du salariat. Les salaires peuvent être calculés au centime près. Un patron candidat à la présidence a tout intérêt à revendiquer les 200 gourdes pour ses salariés s’il a comme objectif d’être élu. Il est tout à fait normal qu’il fasse un raisonnement électoraliste. Il n’y a rien de populiste dans une telle démarche.
Cela ne veut pas dire que la critique du populisme n’est pas à l’ordre du jour en Haïti. Cette critique est nécessaire car les fabricants de populisme occupent les avenues du pouvoir et ont déraillé le projet de construire un autre pays depuis 1986. Ils ont de beaux habits et avec leurs atours, la communauté internationale en a fait des présidents. Renouvelant sur de nouvelles bases la politique populacière des Duvalier, le gauchisme chrétien porte une grande responsabilité dans cette dérive populiste qui a pris des formes inédites d’abord avec la propagande contre les partis politiques, puis avec la nébuleuse anti-diaspora et enfin avec l’hystérie anti-intellectuelle profonde. Les résultats concrets de la politique de pagaille ne se comptent plus. D’abord c’est le sabotage de ce qui restait d’institutions (église, armée). Puis c’est la perte de la souveraineté nationale. Enfin c’est l’encanaillement général de la société en mettant aux postes de commande des gens sans préparation, compétences et programmes. Le mépris pour le savoir devient alors la politique officielle. La culture politique du tout voum se do (tout se vaut) prolifère. Cette culture délétère est le registre essentiel de l’orientation populiste qui fait de l’ambigüité son credo politique. On ne saurait s’étonner que sous le manteau d’un retour à l’ordre public, les partisans du statu quo mettent tout en œuvre pour détourner les justes revendications des travailleurs pour de meilleures conditions de vie. On mesure les effets de ce que Hegel nomme « le patient travail du négatif » aujourd’hui dans la politique économique contre le salaire minimum des 200 gourdes. Le drapeau du peuple est agité pour mieux combattre le peuple.
La façon de connaître
La dénonciation du populisme donne lieu à une confusion sur le terrain des idées. Par exemple, dans le débat sur le salaire minimum des 200 gourdes dans l’industrie de sous-traitance, certains prétendent que seuls ceux qui sont des créateurs d’emplois ont droit à la parole dans ce domaine. Ces gens se trompent et trompent les autres.
Cette façon de voir revient à dire que si on n’est pas tailleur, on ne peut pas reconnaître un pantalon mal cousu. Ou encore si on n’est pas cuisinier, on ne peut pas parler d’un mauvais repas. Ou aussi, si on n’est pas chrétien, on ne peut pas parler de la chrétienté. Et encore, si on n’est pas vodouisant, on n’a pas le droit de parler du vaudou. On pourrait allonger indéfiniment les exemples pour montrer la futilité d’une pareille manière de voir qui se moque du monde.
En prétendant que pour penser un objet quelconque, on doit avoir un rapport immédiat à cet objet, cette forme de pensée nie tout le savoir humain. C’est une manière de voir grotesque et grossière qui prétend qu’on ne peut parler que de ce qu’on a fait.
À ce titre, chaque être humain doit recommencer à zéro. Le transfert de connaissance qu’assume l’instruction à l’école perd sa pertinence. Le rôle de la théorie dans la reproduction est renié. L’apprentissage des autres par et avec les livres est rejeté.
Ce rapport prétendument immédiat à l’objet ou sujet de pensée voulant que seuls les gens pratiquant une activité sont autorisés à en parler prête à rire. Cette manière de voir établit un rapport mécanique entre la pensée et les activités humaines à mille lieux de ce que la réflexion a produit en analyses rationnelles depuis des millénaires.
Une société a besoin de penseurs et d’acteurs. Les deux catégories ne se confondent pas obligatoirement. Il faut combattre le mépris de certains pour les « entèlektyèl ». Les parlementaires doivent rester vigilants
Les parlementaires ont été invités au palais national le 8 juillet pour discuter des états financiers des entreprises de sous-traitance. Le directeur de la DGI devait se présenter avec les pièces comptables en l’occurrence. La grande surprise est qu’il ne s’est pas présenté. Il avait d’autres chats à fouetter. Les mauvaises langues racontent que le travail de falsification des bilans se serait révélé plus long que prévu et le directeur de la DGI aurait préféré s’absenter en laissant poireauter le président et ses invités. Le directeur aurait expliqué à son patron par la suite que le travail de nettoyage des bilans pour l’occasion prendrait plus de temps. Les mauvaises manières du directeur de la DGI ne peuvent cacher les escroqueries en cours.
L’enthousiasme un peu trop spontané du président Préval, corseté par la propagande des patrons de la sous-traitance, appelle la vigilance des parlementaires. Aucune analyse de bilan sérieuse ne peut se faire en quelques heures. L’analyse des comptes ne peut pas être statique et concerner une seule année. Les comptes doivent être examinés sur une période de trois à cinq années. Pour cela il est recommandé aux parlementaires d’avoir leurs propres consultants en analyse financière pour examiner les bilans au cas où ils leur seraient soumis. Il importe d’analyser la marge brute des entreprises afin de déterminer la partie qui est consommée par les frais financiers. Par exemple, dans tous les cas où ces frais représentent plus de 5% du chiffre d’affaires, il faut une renégociation avec l’institution financière nationale en question pour dégager une partie de la marge financière pour l’augmentation des salaires des travailleurs. Mais aussi, il faut faire une analyse verticale et horizontale des bilans.
L’ordre duvaliériste irréversible
L’aveuglement des élites économiques et politiques dans leur refus du salaire minimum de 200 gourdes pour les travailleurs les plus productifs du pays et leur persistance dans la voie de garage d’une stratégie économique de dépendance vis-à-vis de la communauté internationale ont révélé pour tous ce qui se cachait derrière le brouillard populiste et l’obscurité qui planent sur Haïti depuis la chute du gouvernement des Duvalier en février 1986. Nous pénétrons dans un monde singulier qui, loin de développer sa capacité autonome de pensée et d’analyse, se laisse prendre au piège du modèle de croissance dominé par les exportations (le modèle chinois) associé à celui du développement de la finance spéculative (le modèle des Etats-Unis d’Amérique). Ce modèle qualifié de chimérique par les économistes Moritz Schularick de l’Université Libre de Berlin [3] et Niall Ferguson de l’Université Harvard [4] se caractérise par une nouvelle division internationale du travail dans laquelle la Chine épargne et les Etats-Unis d’Amérique consomment à crédit.
Le taux d’épargne de la Chine est passé de 30% à 45% de son revenu national tandis que celui des Etats-Unis d’Amérique qui était de 5% est passé à zéro en 2005 et est maintenant négatif. En effet, de l’entrée de la Chine communiste à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 2001 pour arriver à l’année 2008, la dette privée des ménages américains a augmenté plus qu’elle ne l’avait fait au cours des 40 années antérieures. Cette dette privée de 41 mille milliards de dollars en 2009, soit trois fois le PIB américain, constitue l’essence de la crise américaine. Or l’augmentation de cette dette privée est le résultat de la baisse des salaires aux Etats-Unis et de la politique de globalisation sauvage qui tente désespérément de compenser la diminution de la demande locale par le crédit. Le résultat net de cette politique de fuite en avant est le financement de la consommation des ménages américains par la Chine d’une part et la menace des patrons américains de fermer les usines aux Etats-Unis et de les transférer en Asie et dans d’autres pays à bas salaires, si les travailleurs revendiquent des augmentations de salaires. Comme l’explique Robert Reich, ancien Secrétaire d’Etat du Travail sous l’administration Clinton et professeur d’économie à l’Université de Californie à Berkeley, l’essence de la crise actuelle est dans le fait que les salaires aux Etats-Unis sont restés linéaires ou ont diminué pendant trop longtemps. [5] En effet, selon les données du Département du Commerce américain, la portion des salaires dans le revenu national a atteint le niveau le plus bas depuis la crise de 1929 tandis que les profits sont à leur niveau le plus élevé depuis 1950. [6]6 Les exigences de rentabilité à court terme du capital sont à la base d’un processus d’auto-destruction que l’humanité pensante ne saurait ignorer. Un scénario catastrophe qui se dessine avec les politiques économiques suivies chez nous depuis un demi-siècle. La menace de délocalisation du capital n’est pas particulière à Haïti. Cette menace fait partie de l’arsenal chimérique d’un ordre qui veut remettre en question certains acquis fondamentaux de la civilisation.
Les élites économiques et politiques haïtiennes n’ont pas compris la perspective chimérique. Regardant avec indifférence les grandes tendances de l’économie mondiale, elles n’ont pu accomplir aucune avancée sociétale d’envergure. Elles ont fabriqué du populisme, doublant en 23 ans la dette de 800 millions de dollars que la dictature sanguinaire des Duvalier avait laissée au pays en 1986. Pour faire échec au changement demandé par la population haïtienne, la communauté internationale a opéré comme un magicien son tour de prestidigitation visant à escamoter les priorités économiques du développement agricole et à faire applaudir la promotion des zones franches pour l’industrie de sous-traitance. L’ordre duvaliériste irréversible continue sous un autre habillage. Dans les rêves du populisme sortait la promesse de milliers d’emplois des industries d’assemblage. Mais ce n’était que les oreilles du fondamentalisme de marché qui se montraient avec la privatisation des entreprises publiques pour renforcer l’oligarchie au pouvoir. Pour les travailleurs, la Chance a-t-elle fini de passer ?
[1] Mark Pittman and Bob Ivry, “U.S. Taxpayers Risk $9.7 Trillion on Bailout Programs”, Bloomberg News, February 9, 2009.
[2] “The Federal Reserve can not account for $9 Trillion in Off-Balance Sheet Transactions”, Zero Hedge, May 11, 2009.
[3] Niall Ferguson and Moritz Schularick, "Chimerica and the Global Asset Market Boom", International Finance, volume 10, number 3, December 2007. Voir aussi Moritz Schularick, The end of Financial Globalization, January 2009.
[4] Niall Ferguson, Geopolitical Consequences of the Credit Crunch, 30 September 2008.
[5] Robert Reich, Supercapitalism, Vintage, 2007.
[6] Aviva Aron-Dine and Isaac Shapiro, Share of National Income Going To Wages and Salaries at Record Low in 2006, Center on Budget and Policy Priorities, Washington, D.C., March 29, 2007.
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