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Le Monde du Sud// Elsie news

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Haïti, les Caraïbes, l'Amérique Latine et le reste du monde. Histoire, politique, agriculture, arts et lettres.


Réflexions autour de l’article « Que dire d’être Noir dans la « république » de Pétionville ? » Par Hugues Saint-Fort

Publié par siel sur 17 Juillet 2012, 11:31am

Catégories : #H.SAINT-FORT chronique

 

Longtemps, je me suis retenu d’intervenir dans nos forums de discussion sur la récurrente question de  couleur  dans la société haïtienne. En effet, je ne voulais pas me laisser entrainer dans une de ces discussions sans fin où tout ce que je récolterais serait de me faire accoler des épithètes grossières et offensantes. Car, cette question brulante, constamment d’actualité constitue une véritable pomme de discorde au sein du corps social aussi loin que l’on remonte dans l’histoire d’Haïti. La majorité de nos historiens et spécialistes de sciences humaines / sociales ont écrit là-dessus. Plusieurs « scholars » étrangers spécialisés en études haïtiennes ont également consacré des recherches sur cette question. Je citerai deux classiques : d’abord, celui de l’historien britannique David Nicholls « From Dessalines to Duvalier. Race, Colour and National Independence in Haïti » (1988) et un autre volume non moins fameux de la sociologue canadienne Micheline Labelle « Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti » (1978).  

 

 

 Alors, qu’est-ce qui m’a poussé cette fois-ci à finalement intervenir ? D’abord, le ton général de l’article de Mme Nicole Siméon, sincère, personnel, et posant des questions frissonnantes comme celle-ci : « La discrimination dont je fais les frais quand je visite un magasin de la rue Louverture ou au supermarché de la rue Ogé à Pétionville annonce-t-elle l’établissement-dans un proche avenir- d’un ordre nouveau ? Y-a-t-il quelque chose que les Noirs de ce pays doivent craindre ? » Ensuite, comme moi, Mme Nicole Siméon est linguiste. Je me suis donc senti une certaine solidarité avec une collègue linguiste, même si je ne l’ai jamais rencontrée. LOL !


La dernière fois que j’ai remis les pieds en Haïti après plus de trente-cinq ans d’absence, c’était en juin 2011, à l’occasion du lancement de mon livre « Haïti : questions de langue, langues en questions » (Editions de l’Université d’Etat d’Haïti, 2011) à Livres en folie et de l’ouvrage collectif « L’Aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » dirigé par mon collègue linguiste Robert Berrouet-Oriol et publié par CIDIHCA et les Editions de l’Université d’Etat d’Haïti, 2011.  Je peux donc dire que je connais relativement mal le terrain social haïtien et je me garderai bien d’avancer trop loin. Cependant, Il est difficile de douter de la bonne foi de Mme Siméon tant la sincérité de sa narration est frappante. Je n’ai jamais fait l’expérience des mésaventures que raconte Mme Siméon, du moins pas en Haïti. En revanche, j’ai bien connu de tels déboires dans la plupart des grandes villes où j’ai vécu, en particulier quand un vigile se retrouve constamment sur vos pas dans un grand magasin.  Mais, comme Mme Siméon le dit, fort justement d’ailleurs, « subir le racisme à l’étranger, c’est une chose. Tout aussi inacceptable mais compréhensible. Mais le subir chez soi en est une tout autre chose ». En effet, le sous-racisme haïtien relève de l’incompréhensible, quelque soit le bout par lequel on essaie de le retenir.


Et pourtant, que n’a-t-on pas écrit sur cette question ? David Nicholls que j’ai cité plus haut a voulu expliquer toute l’histoire d’Haïti à partir de cette problématique. En effet, voici ce que le cher historien britannique a écrit: « Much of Haiti’s political history in the nineteenth century is to be seen as a struggle between a mulatto, city-based, commercial elite, and a black, rural, and military elite. » (Une grande partie de l’histoire politique d’Haïti au dix-neuvième siècle doit être considérée comme une lutte entre une élite mulâtre, urbaine, commerciale, et une élite noire, rurale et militaire.) [ma traduction]. En prenant une telle approche pour analyser l’histoire politique d’Haïti, Nicholls a-t-il exagéré ? Mais, voyons ce que dit Labelle dans son ouvrage cité plus haut : « Ce qui est désigné en Haïti comme la « question de couleur » haïtienne se réfère en dernière analyse aux luttes historiques qui ont opposé et opposent encore les secteurs « noir » et « mulâtre » des classes dominantes. Cependant, elle implique une problématique de la couleur qui rejaillit sur toute la société haïtienne, infiltrant, à des degrés divers et selon des modalités diverses, l’ensemble des pratiques et des discours ». (Labelle 1987 : 13).


La problématique épidermique existe pratiquement dans la majeure partie des sociétés postcoloniales. En général, les sociologues et les anthropologues l’analysent dans le cadre de la fameuse opposition « race » vs « classe ». On trouve cette problématique dans la plus grande partie des sociétés caribéennes, en Amérique latine, et même dans une certaine mesure, dans le Sud des Etats-Unis. Cependant, les perceptions de ce qu’on appelle les relations raciales sont déterminées en dernière analyse davantage par la position socioéconomique des actants que par la stricte question de la couleur de la peau. Pour nous Haïtiens, cette explication a été fournie au cours de la première moitié du dix-neuvième siècle par un paysan noir, leader d’un groupe de rebelles connus sous le nom de « piquets », Jean-Jacques Acaau dont l’analyse est restée célèbre : « Nèg rich se milat, milat pòv se nèg ». Autrement dit, la question sociale est d’abord une question de classe. La couleur n’est rien. Problématique éternelle qui rebondit de nos jours dans certaines sociétés occidentales, bien sûr pour des raisons différentes, comme la société française où est paru en 2006 un livre qui a connu un certain succès  et a été réédité en 2009: « De la question sociale à la question raciale ? ».   

 

La  « question de couleur » à l’haïtienne est fascinante car elle relève d’un sous-racisme dont les racines historiques semblent plus solides que jamais. Est-il vrai que cette question de couleur a rebondi dans le corps social haïtien depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement haïtien ? Il m’est impossible d’affirmer une telle proposition puisque, d’une part, je ne vis pas sur le terrain  et, d’autre part, je ne suis au courant  d’aucune recherche universitaire solide sur cette particulière question. La mésaventure qui est arrivée à ma collègue linguiste, Mme Nicole Siméon, que, encore une fois, je ne connais pas du tout, si elle est éminemment personnelle, n’est pas du tout suffisante pour que je conclue  au retour de la « question de couleur » en Haïti.


Le célèbre historien et anthropologue haïtien, Michel-Rolph Trouillot, qui a disparu la semaine dernière, a écrit des pages intelligentes et profondes sur la question de couleur en Haïti. Je recommande particulièrement son texte intitulé « Culture, Color, and Politics in Haiti » dans un livre collectif intitulé « Race », édité par Steven Gregory & Roger Sanjek, en 1994 et publié par Rutgers University Press. Pour M-R Trouillot, « the beliefs and practices that Haitian urbanites refer to as the « color question » do not operate in a social vacuum. Instead, color-cum-social categories operate in various spheres of urban life as part of different strategies of competition  and struggle. They materialize most vividly in the familial alliances typical of certain urban classes, and they are often a favored idiom of politics. But they also function as referents for sociocultural oppositions outside the immediate political arena. » (les croyances et pratiques auxquelles les citadins haïtiens se réfèrent comme la « question de couleur » ne fonctionnent pas dans un vide social. Au contraire, les catégories sociales et les catégories de couleur opèrent dans des domaines variés de la vie urbaine en tant que partie des différentes stratégies de compétition et de lutte. Elles prennent forme très nettement dans les alliances familiales représentatives de certaines classes urbaines, et elles représentent souvent une expression favorite de la politique. Mais elles fonctionnent aussi en tant que référents pour les oppositions socioculturelles qui se trouvent à l’extérieur de l’arène politique immédiate) [ma traduction].

Hugues Saint-Fort            Hugo274@aol.com        

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