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Lire : « Gouverneurs de la rosée » de Jacques Roumain
Le pathos dans « Gouverneur de la rosée » de Jacques Roumain : définitions « Pathos est un mot grec qui signifie « souffrance, passion ». Il désigne un des trois moyens de conviction du discours dans la rhétorique classique depuis Aristote. Tandis que le pathos est une méthode de persuasion par l'appel à l'émotion du public, l'èthos renvoie sa force de persuasion à l'intégrité de l'orateur. Les pathè témoignent d'un rapport à autrui qui varie en degré d'émotivité, selon qu'il s'agisse de le séduire ou de le confondre, de l'influencer ou de le subjuguer, d'agir sur lui ou de le faire agir pour soi. » (Encyclopédie Wikipédia, Internet)
Le roman de Jacques Roumain est structuré par les deux grands modes d’expression que sont la sphère des discours, et la sphère des sentiments et des passions. Bipartition qui appelle une autre distinction entre affect et concept : alors que le premier occupe le domaine des sentiments et des émotions, le second participe de la vie intellectuelle, c’est-à-dire a à voir avec les idées. Les types de discours qui émaillent le texte feront l’objet d’une étude séparée pour pouvoir accorder toute l’attention nécessaire ici et maintenant aux affects.
Situations et catégories du pathos Il y a des formes d’acceptabilité de la manifestation des émotions et des sentiments. Dans le texte, il s’agit certainement de situations génératrices de peine et de larmes dignes de provoquer la pitié et la douleur, mais également la joie et l’horreur, car le spectre total du pathos embrasse à la fois les registres pathétique, comique et spectaculaire ou horrible. Ce qui induit des oscillations entre le rire, les larmes et la colère, trois modes d’expression de ses sentiments qui recouvrent les diverses tonalités de la vie à Fonds-Rouge. Comme toute communauté humaine, les gens du village dont il est questions ici ont fait montre de leur aptitude à répondre à la variabilité des circonstances et de leur caractère. Même si il y a une forte dominante du tragique dans une communauté marquée au fer rouge par l’infortune, les gens ont su créer des moments pour évacuer la peine et l’angoisse par le rire, et aussi la colère. Nous étudierons chaque mode d’expression en rapport avec la situation dont elle est le mode de communication. Nous commencerons par l’expression du pathétique.
Le pathos comme mode d’expression du tragique La tragédie semble être la note dominante de la vie à Fonds-Rouge. Le mal absolu demeure la sécheresse qui met en péril la survie même de la communauté privée d’eau et de rosée. Cependant, celui qui s’est porté garant pour juguler le mal, a été froidement assassiné au moment même où il était sur le point de gagner son pari téméraire. Le texte est structuré par deux grands moments qui sont source d’émotions : celui du début en incipit, qui exprime la situation de désespérance qui était le lot de Fonds-Rouge, et une situation terminale matérialisée sous la forme d’un enterrement. Etudions chaque situation en son contexte.
Le monologue de Délira, source pathétique dans la voix et les mots : Drôle de manière d’entrer dans un texte, mais qui en dit long sur la suite. En effet les propos de Délira résument et caractérisent ce qui est l’essence sociale d’une communauté. Sa voix de grande prêtresse, expression de l’âme collective, dit le fait dans sa vérité, à savoir : « Nous mourrons tous »….Elle s’est posée en porte parole de la détresse collective en utilisant le <nous<, multiple de toutes les autres voix. Un mort annoncée incluant les êtres, les animaux, et les plantes. Aveu d’impuissance et signe qu’il n’y a plus d’espoir puisqu’elle a conclu : « C’est la vérité et l’homme est abandonné ». Alors la lecture s’annonce sombre parce que le lecteur accepte d’emblée le rôle ingrat de témoin impuissant qui ne peut rien pour y remédier. Alors il n’aura que ses yeux pour pleurer. Le pathos se forme ici dans cette conjoncture de mort imminente ; la disparition de toute une communauté d’hommes ne peut laisser indifférent. Toutes les marques de la désespérance sont là sous forme de cette cendre insultante, la <poussière< qu’elle égrène entre ses doigts, empreinte de l’absence d’eau. Evidemment, on est empathie, qui consiste notamment à se mettre à la place de l’autre.
Mort et enterrement de Manuel, moment pathétique par excellence Autre situation pathétique, est la mort du protagoniste principal, qui interpelle et touche les fibres de l’humain par son ampleur et son intensité tragiques dont une des réponses passe par les larmes. Un jeune homme dans la force de l’âge, Manuel Jean-Joseph, fils unique de sa famille, fiancé sur le point de se marier, porteur d’un projet salutaire pour une communauté enfoncée dans la gangrène d’une sécheresse mortelle, a été lâchement assassiné au moment crucial où il n’était pas loin de conclure ses démarches. Telle que énoncée, la situation touche de plein fouet la famille proche, la fiancée, la communauté entière, en sorte que la perte soit profondément ressentie. Les lamentations seront donc à la mesure de la perte. Cette communauté solidaire dans la souffrance donnera la pleine mesure au pathos dans son accomplissement intégral par les larmes et les pleurs.
Les larmes comme expression du pathos Tout Fonds-Rouge a été remué et s’est mis débout pour payer un dernier respect digne de celui qui s’est annoncé en <gouverneur de la rosée< ; un deuil salué par peine et douleurs collectives mais qui n’empêchaient pas la manifestation de degré dans la souffrance selon qu’on est plus proche de cœur et d’esprit du défunt. Ainsi, on a enregistré des scènes émouvantes individuelles et collectives. Pour les individualités, on a remarqué notamment la mère, Délira, et la fiancée, Annaïse.
Du côté de la femme de Bienaimé, on a été témoin du face à face poignant mère-fils, celle-là essayant de maintenir en vie l’unique fruit de ses entrailles passant par divers états proprement délirants allant de l’affolement : « La pensée qu’il allait mourir l’affolait », à l’aveuglement « Délira s’assit près de lui, aveuglée de larmes », au sanglot : « Un sanglot la déchira. Elle tomba à genoux, les bras en croix », pour finir dans la douleur mortelle : « Elle se balance sur sa chaise, comme si elle berçait sa douleur de tout son corps »
Pleurs communes de la mère et de la fiancée de Manuel, une première fois à l’arrivée de la jeune fille sur la scène du psychodrame mortuaire : « Mais Délira s’était levée. Elle avait pris Annaïse par la main, elle l’avait prise dans ses bras et les voilà qui pleurent ensemble avec de grands gémissements » ; une deuxième fois à la fin de la veillée funèbre, aux premières lueurs de l’aube, au moment de saluer le départ de Laurélien : « Elles lui répondent d’une voix faible, elles ont trop pleuré »
Il y a eu d’autres expressions larmoyantes venant des autres femmes éplorées, que nous désignerons par <pleurs collectives<, au moment de transporter le corps au lieu du dernier repos : « Ils marchent lentement vers la lisière des bayahondes et le cortège des habitants les suit : les femmes pleurent et les hommes vont en silence »
A mentionner qu’on n’a pas attendu la mort de Manuel au chapitre XIII pour voir surgir l’expression des larmes, car déjà, au chapitre IX, il y a eu le cas de la protagoniste Destine
pleurant en même temps ses morts, savoir ses deux garçons, que sur sa situation désespérée économiquement si bien qu’elle a pris la décision de quitter Fonds-Rouge : « Elle pleurait ; les larmes traçaient des sillons sales sur ses joues » ; et, une fois lancée, elle n’arrêtait pas : « Destine pleurait toujours »
Nous voulons clore cette phase larmoyante en alléguant qu’il peut exister également des larmes de joie, comme ce fut le cas pour Annaïse qui allait annoncer à la mère de Manuel ce qu’elle ne savait pas encore : sa grossesse, préfigurant ainsi la perpétuation du souffle de Manuel : « Non, dit Annaïse et elle souriait à travers ses larmes, non, il n’est pas mort »
Les paroles, comme source de pathétique Tout ce qui est dit, dans un moment bouleversant de grand deuil, vise à toucher et à émouvoir. Les personnes éplorées, grâce à leur éloquence pathétique, ont ce pouvoir de susciter la plus vive émotion. Paroles en contexte proches du cri, du gémissement ou du chant de deuil, qui font toujours mouche. Telle a été la Complainte de Délira : « Mon Dieu, mes saints, la Vierge, mes anges, t’en prie, t’en prie, t’en prie, faites qu’il vive, parce que s’il meurt, que va faire sur la terre cette vieille Délira, dites-moi, que va-t-elle faire sur la terre, toute seule, sans la consolation de son grand âge, sans la récompense de toute la misère qu’elle a endurée pendant son existence. Toi, maman de Jésus au pied de la croix, oh Vierge des Miracles, je te demande grâce, grâce, la miséricorde pour mon garçon, prends-moi plutôt, j’ai fait mon temps, mais lui, il est encore au jour de sa jeunesse, le pauvre diable, laisse-le vivre, tu entends, ma petite maman, ma bonne, ma chère petite maman, tu m’entends, pas vrai ? »
La complainte ou imprécation d’Annaïse à cause de la colère ou de la révolte dont les paroles sont porteuses. En effet, c’était d’une voix mouillée de larmes qu’elle s’est exclamée : « Non, mon Dieu, tu n’es pas bon, non, c’est pas vrai que tu es bon, c’est une menterie. Nous te hélons à notre secours et tu n’entends pas. Regarde notre douleur, regarde notre grande peine, regarde notre tribulation. Est-ce que tu dors, mon Dieu, est-ce que tu es sourd, mon Dieu, est-ce que tu es aveugle, mon Dieu, est-ce que tu es sans entrailles, mon Dieu ? Où est ta justice, où est ta pitié, où est ta miséricorde ? »
Un comportement pathétique, celui de Bienaimé Celui qu’on attendait le moins en ces parages à cause de son comportement cérébral et viril ; et pourtant en ces circonstances tragiques, on a découvert en lui une fibre féminine, autrement dit une grande faiblesse. Tout donne à penser que Bienaimé supportait moins crânement la situation que sa femme. Il n’a pas littéralement pleuré, comme le veut le code social du roman, mais il n’était pas moins affecté, de sorte que sa conduite était de nature à provoquer la pitié. En font foi quatre images de lui saisies à des moments différents : Une première image le montre décontenancé : « Bienaimé contempla le cadavre. Il ne pleurait pas, le vieux Bienaimé, mais les plus endurcis détournaient les yeux de son visage et toussaient rudement. Brusquement, il chancela »
Une deuxième image le montre accablé : « Il s’assit sur une marche devant la galerie, affaissée sur lui-même, comme si on avait ses épaules. Ses mains tremblaient dans la poussière ».
Une troisième image le présente dans un état de prostration: « Bienaimé, lui, est resté à la même place ; sa tête, entre ses bras repliés, repose sur ses genoux. Est-ce qu’il dort ? On ne le sait pas : on ne le dérange pas »
L’image finale assène un jugement définitif sur l’état définitif d’un homme K.O debout, qui n’a pas manifestement tenu le coup : « C’est un homme enfoudroyé, dit Antoine. Il est fini »
Son attitude parlait plus fort que les larmes
A suivre…..
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