Stylistique du texte du roman de Jacques Roumain : « Gouverneurs de la rosée » Tout voyage suppose de savoir d’où l’on part pour savoir où l’on va ; il en va de même pour une étude de texte qui requiert un strict point de départ qui tend vers un point d’arrivée. En aucun cas, on ne part de nulle part pour voguer vers un point de chute de nulle part. Cette précision sur les itinéraires nous invite à partir de l’idée de la stylistique qui est une « discipline issue de la rhétorique et de la linguistique. Elle vise à étudier le caractère de littérarité d'un texte, c'est-à-dire la fonction du texte qui va au-delà de la simple transmission d'informations. Par exemple, elle s'interrogera sur la pertinence et l'efficacité des figures de style employées (métaphores, métonymies, litotes, etc) »
Faire une étude stylistique d’un texte revient « à étudier les procédés littéraires, les modes de composition utilisés par tel auteur dans ses œuvres ou les traits expressifs propres à une langue ». D’un autre côté, cette étude se donne pour objectif plus large de : « de mettre en évidence les moyens mis en œuvre par un auteur, dans un cadre générique déterminé, pour faire partager une vision spécifique du monde (c'est-à-dire ce qui est dit, raconté). L'analyse stylistique d'un texte repose généralement sur l'étude de l'elocutio, c'est-à-dire, par exemple, l'étude du vocabulaire, des figures de style, de la syntaxe, etc. tout en conciliant la forme et le fond (= le sens). Ce qui fonde l'étude stylistique d'un texte est la conviction que chaque texte littéraire véhicule une vision subjective, c'est-à-dire une vision non neutre. » (Dictionnaire Wikipédia, Internet)
Caractéristiques du texte de Jacques Roumain Principalement la marque stylistique du roman se résume dans un texte dépouillé, sobre, élégant, clair, sorte d’alliage de l’oral et de l’écrit obtenant parfois une écriture oralisée tant dans la partie discours que dans la partie récit. Il en résulte que, dans l’ensemble, le roman aligne des plages de grande finesse d’écriture comme marque de virtuosité alternant avec des plages d’écriture beaucoup plus prosaïque. Il y a justement un mouvement perpétuel de balancement entre tentation populaire tempérée par des embardées élitistes touchant à la grande littérature. Ces va et vient naissent de l’idée de l’écrivain génial contraint bien que capable d’atteindre les sommets mais préférant voler bas pour rester au niveau de compréhension du peuple. Pour faire simple, il faut beaucoup de hauteur et bien concevoir. Comme a dit Boileau : Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, les mots pour le dire arrivent surement » En dernier ressort, il s’agit d’écriture très concrète qui refuse pratiquement le délire de l’abstraction, parce qu’elle est celle des gens simples complètement prisonniers de leur corps, qui imite ainsi ce qu’elle est censée décrire ; et la concrétion se tourne vers l’humain. Aussi la manière de dire mime t-elle ce qui est dit. Il importe maintenant de décortiquer cet art d’écrire, c’est-à-dire de le déconstruire dans ses différentes parties, savoir son esthétique, sa rhétorique en la pertinence des figures de style, le rapport entre forme et fond, les modes dénonciation et la littéralité. Pour commencer, nous intéresserons particulièrement au caractère littéraire du texte qui informe sur sa littéralité en étudiant un morceau tiré à la fin du chapitre IX.
Exemple de travail stylistique au travers de la lecture d’un extrait puisé à la fin du chapitre IX Après avoir révélé l’emplacement de la source, s’est ensuivi une scène d’amour charnel entre Manuel et Annaïse sur le lieu même comme pour sceller un pacte. L’acte est empreint de la promptitude et brutalité de l’inexpérience de l’homme qui devrait être à son premier coup moment stylistique 120 121
Dans la scène d’amour charnel entre Manuel et Annaïse tout est suggéré, rien n’est dit littéralement, mais littérairement ; c’est le propre de la littérature de faire fi de l’expression courante du langage ordinaire, celui de la communication ordinaire. Tout est en images, en figures de style, indices concrets ou abstraits d’actes réels à valeur référentielle.
L’acte sexuel caractérisé Le commencement des choses est marqué indéniablement par ce préalable introductif : <Elle ferma les yeux et il la renversa< Le partenaire met la partenaire en situation de réception, qui est certainement une posture passive d’abandon, d’offre de soi, que confirme la phrase suivante : <Elle était étendue sur la terre<. L’homme poursuivant son offensive, l’a contrainte à faire beaucoup plus de concession : <il desserra ses genoux et elle s’ouvrit à lui » Et l’acte viril est consommé promptement, sans aucune forme de procès :<il entra en elle, une présence déchirante »
On comprend que la fille était à sa première expérience d’amour charnel, car tous les expressions montrent qu’il y eu souffrance : <gémissement blessé<, vague fiévreuse<, <angoisse indicible<, <délice terrible<
Même remarque pour l’homme, car on doit mettre sur l’inexpérience de Manuel la brutalité non voulue de l’acte, parce qu’il a positivement violenté involontairement sa chère partenaire.
Il ne s’est pas agi de viol ni non plus d’acte passivement subi, car il y a acceptation et participation de la partenaire<elle s’ouvrit à lui<, et <Son corps allait à la rencontre du sien<, <elle ne se défendit pas<
Il y a eu consentement mutuel du Destinateur et de la Destinataire dont tous les actes sont des concessions et participation réciproque, car il y a eu Il y a eu empoignade, corps-à-corps : <étreinte de l’homme<, et <Son corps allait à la rencontre di sien<. Sur le second exemple, on voit à l’œuvre une forme de communion ou action mutuelle dans un acte partagé.
S’il y a eu rapports sexuels entre le fils de Bienaimé et la fille de Rosanna, on l’apprend à l’aide d’indices non équivoques. D’abord, chronologiquement, par des indices d’actions de l’homme : <il la renversa<, puis < il desserra ses genoux <, ensuite < sa main si lourde lui arrachait une douceur intolérable<, enfin :<il entra en elle, une présence déchirante<
Pour ce qui est de la jeune fille, on a braqué la caméra sur son corps. Par exemple, à deux reprises, il est question de <corps<, puis de <chair< Par ailleurs, on sait qu’elle s’était déshabillée, car il est question de < corps nu<. Puis ont été mis à contribution les parties suivantes du corps de la femme : <yeux<, <genoux<, <bouche< A son actif, il faudra mettre les actes de participation actives suivantes : deux, positives : <elle s’ouvrit à lui< et < son corps allait à la rencontre du sien<, et l’autre, négative : <elle ne se défendit pas<
Vocabulaire Au plan lexical, on recense le champ lexical du plaisir par les signifiants<délice<, et <douceur<, et le champ lexical de la nature douloureuse de l’acte sexuel par les signifiants <terrible<, <blessé<, enfin le champ lexical du feu par le verbe < brûlait< et l’adjectif < fiévreux<
Au niveau sémantique, on rencontre le champ sémantique de la dévastation par le terme <anéantie< utilisé par le protagoniste, et les occurrences du terme de mort, sous forme de syntagmes verbaux comme < je vais mourir< et < <je meurs<
Figures de style Pour éviter de dire vertement les faits, le narrateur a eu recours à des biais consistant en l’utilisation de figures telles que les métaphores. Par exemple pour caractériser l’acte sexuel, on a eu recours à la métaphore : <long sanglot< ; de même pour signifier la fin de l’acte d’amour charnel, on a préféré : <elle se sentit fondre dans la délivrance de ce long sanglot< Sur la même lancée, comme équivalent de la partie génitale masculine, on a utilisé la métaphore <présence déchirante< Il en va de même de l’organe génital de la partenaire rendue par < en elle< signifiant < en son corps ou en sa personne<, ce faisant, on prend le tout pour la partie correspondant à la figure du synecdoque, une variété de la métonymie
D’un autre côté, on recense l’emploi de la figure de l’oxymore pour décrire le caractère contradictoire ou double de l’acte sexuel masculin-féminin dans ses effets, c’est ainsi, on a des expressions comme<douceur intolérable< et < délice terrible<
Sémantisme de l’acte sexuel Au niveau des effets de l’acte sui generis, est en cause la puissance de l’acte dans sa douceur douloureuse. A dire vrai, la scène est décrite comme une descente dans l’œil du cyclone, sorte de plongée en immersion dans un espace de non-dit. La sensation la plus plausible est celle de l’action d’une puissance aveugle et dévastatrice. Si bien qu’on est autorisé à qualifier l’acte d’amour de <désastre intime< qui a inspiré à Annaïse le sens de l’anéantissement, parce qu’elle < se sentit fondre dans la délivrance de ce long sanglot qui lui laissa anéantie…. < On retrouve la même idée dans les réactions de la partenaire qui a dit : <je vais mourir<, sentiment à mettre en parallèle à < non, ne me laisse pas ou je meurs< et <lamentation haletante< De tout ce qui précède, il apparaît que l’acte d’amour homme-femme revêt un caractère oxymoron dans les sensations qu’il suscite. Il s’est agi à la fois de <douceur intolérable< et <délice terrible< A sa violence avérée, il faut ajouter l’aspect mystérieux d’un acte dans sa portée métaphysique qui inspire <angoisse< En définitive, ce qui est rapporté se propose comme une anthropologie des effets ressentis dans un acte intime
Au niveau stylistique, le texte se prévaut de la manière savante et stylistique de décrire l’acte le plus commun et le plus banal par la force de l’écriture littéraire, et en faire un objet d’art qui oblitère les aspérités, les crudités et les boursoufflures. Pour éviter tout ce qui peut heurter le lecteur non averti tels que la pornographie et l’érotisme à bon marché. On en arrive à la stylisation d’une scène qui vient de la vie courante dont il ne transparaît strictement que les traces indicielles.
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