vendredi 13 février 2009.
I--Le rire comme schème du pathos dans sa fonction de communication Dans un univers diégétique dominé fondamentalement par le drame, il est d’une portée hautement thérapeutique que les protagonistes trouvent ou se créent des occasions de rire. En ce sens, le rire, comme un des modes d’expression des affects, a une fonction humaine et sociale évidente. C’est peut-être ce qui fait dire à Suzanne Héleinkoss que : "le rire: c'est le dédain et la compréhension mêlés, et en somme la plus haute manière de voir la vie." (LE DISCOURS TEXTUEL DU RIRE DANS SALAMMBÔ DE FLAUBERT//Source internet)
Lié au genre du comique, le rire remplit une fonction esthétique indéniable. Même un auteur comme Gustave Flaubert ne s’est pas privé de cette ressource. Ce dont le philosophe Jean-Paul Sartre s’en est porté garant dans son essai inachevé : « L’idiot de la famille » On doit comprendre que le rire a joué un rôle primordial dans la personnalisation du romancier français. On a même émis l’idée que le rire puisse être considéré comme la clé de voûte de la structure narrative des ses grands romans de la maturité, dont « Salammbô ». C’est dans ce contexte que Suzanne Héleinkoos a pu émette l’hypothèse du <rire comme code de lecture< A cet effet, elle a écrit dans l’ouvrage cité ci-dessus : « Un commentateur récent de Salammbô estime que le mode de lecture le plus propice à l'explication de ce roman serait celui qui emprunterait ses éléments à des données déjà inscrites au niveau des personnages: tels la parole ou le regard. Ce point de vue paraît éminemment raisonnable. Je tiendrais simplement à ajouter que le rire offre précisément une telle voie et/ou voix d'accès. Cette approche est d'autant plus pertinente que les psychologues reconnaissent que le rire se situe à un niveau plus archaïque que celui de la parole; à ce titre, on est en droit d'espérer que le rire puisse entraîner le lecteur vers les couches les plus profondes de l'herméneutique textuelle. »
Rires et contexte du rire Il y a les conditions d’éclosion du rire, circonstances qui déterminent la nature du rire, puisque ce dernier est toujours tributaire d’un contexte social et familial donné. Aussi notre travail va consister à relever ces contextes qui ont fait jaillir le rire.
Contexte 1 : Simidor, maître du rire Le contexte était la première grande réunion familiale pour saluer le retour de Manuel dans sa famille. L’atmosphère était à la joie des retrouvailles. Aussi première grande manifestation du rire sous la houlette de Simidor, le tambourinaire attitré du bourg. Le filon exploité par ce dernier avait trait à la fois aux fanfaronnades et aux plaisanteries des galants ou faux galants sur les femmes, thématique qui a pour vertu de provoquer l’hilarité chez les hommes dont la cible se trouvait être Destine. Il a réussi à obtenir la gaieté générale par des propos faussement courtois adressés à son souffre-douleur : « Destine était hors d’elle-même, mais tous se mirent à rire » Performance réalisée une nouvelle fois, non par ses propos, mais par sa manière de s’envoyer des rasades de clairin : « Les habitants s’esclaffèrent »
Mais on verra que le boute-en-train est le premier à se régaler de ses propres lazzis. Pour s’être osé se comparer à Papa Legba, il a été vertement remis à sa place par Clairmise, alors il s’est octroyé un bon rire de joie : « Le Simidor rit largement » Puis, il rira de ce qu’il croyait être <ses bons mots <: « Il étouffa un petit tressautement hilare »
Contexte 2 : le rire des amants de Fonds-Rouge Le contexte a été l’une des rencontres galantes nocturnes que Manuel et Annaïse savaient s’aménager dans les bois. Le ton général a toujours été à la joie, au respect réciproque, comme on s’en rendra compte. Rires du couple Manuel-Annaïse qui s’échangeaient des galanteries dénoncées par l’un et l’autre : « Ils riaient tous deux. Le rire d’Annaïse roulait dans sa gorge renversée et ses dents se mouillaient d’une blancheur éclatante »
Il revenait à Manuel d’amplifier le motif du rire en caractérisant celui de sa partenaire : « Tu ris comme la tourterelle » Rire de confiance, de joie et de bonheur qui n’a pas quitté le visage de la fille de Rosanna, et qu’elle garda jusqu’au moment du départ comme pour dire à son amant sa satisfaction : « elle lui sourit, puis éperonna le cheval du talon »
Contexte 3 : Manuel et Laurélien On est au chapitre X, le décor est occupé par Délira et Bienaimé. L’homme, dans un accès d’autocritique feinte, confessait à sa femme qu’il avait mauvais caractère. Sur ces instances se présentaient Manuel et Laurélien, en surimpression, venant des bois, pour annoncer l’heureuse nouvelle de l’eau trouvée : « Manuel et Laurélien arrivaient à grands pas. Ils riaient » Ils riraient de joie pour un grand événement. Comme le couple âgé n’y croyait pas en traitant le compagnon de Manuel de fou, il ne continuait pas moins d’être hilare.
Contexte 4 : Manuel et le rire de victoire Rire de triomphe de Manuel avec le couronnement de jours de recherches angoissantes qui l’ont conduit à trouver l’emplacement de l’eau. Rire donc de la victoire: «
Il baisait la terre des lèvres et riait »
Contexte 5 : Délira et son rire Le texte donne à penser que Délira aime à rire, au point d’avoir < son rire<, celui qui lui est propre :
« Délira eut son petit rire clair »
Contexte 6 : Rire esthétique Rire non attribuable à aucune créature humaine, mais donné comme signe ou métaphore de la moisson féconde : « [….] des rangées de grains paraissaient qui semblaient rire »
Contexte 7 : Rire paradoxale ou mauvais rire de Gervilen Au chapitre XI, Manuel a déniché le précieux liquide salvateur et entendait le faire bénéficier à tous, mais le clan opposé a eu vent de cela, et s’est réuni pour savoir quelle attitude adoptée. Ces nouvelles ne plaisaient guère à Gervilen, d’où ce rire inqualifiable : « Gervilen éclata de rire. Son rire était effrayant à entendre. C’était comme si on déchirait une feuille de tôle rouillée »
Contexte 8 : le sourire menaçant de Gervilen A la fin du chapitre XII, Manuel s’est rendu chez Larivoire pour présenter son projet de réconciliation au clan opposé, projet qui a reçu l’approbation générale moins une voix, celle de Gervilen. A ce moment précis, ce dernier a pris ses dispositions pour tuer son adversaire:
« Il se dirigea vers Manuel. Il s’arrêta à deux pas de lui. Il le regarda longuement comme s’il prenait sa mesure et dit avec un sourire qui lui déchirait la bouche » II-Colère comme expression du pathos Nous voulons ouvrir ce chapitre par des considérations générales qui nous serviront de cadre de réflexions : « Caractère, un éthos tout particulièrement disposés à éprouver la colère. Toutes les grandes œuvres littéraires en témoignent : épopée, tragédies, discours des orateurs attiques et les récits des historiens sont jalonnés par l’évocation de fréquentes et redoutables colères. L‘Iliade repose sur la double colère des deux chefs : Agamemnon et Achille. Les tragédies d’Euripide tournent autour des colères de Clytemnestre, d’Electre, d’Oreste, des Sept contre Thèbes. Les tragédies de Sophocle tournent autour des colères d’Œdipe et Tirésias, d’Antigone, de Polynice et d’Etéocle. L’éthique d’Aristote se trouve tout naturellement faire une place importante, à côté du pathos de l’intempérance des plaisirs, à l’intempérance de ce pathos qu’est la colère » (Ontologie et dialogue : mélanges en hommage à Pierre Aubenque//Books.google.fr)
Tout comme L’Iliade, le roman de Jacques Roumain a ses deux hommes de colère que sont Bienaimé et Gervilen ; il n’est pas étonnant qu’il en soit ainsi, car ce n’est pas le seul trait qui les lie. Cela participe d’une logique narrative qui a à voir fondamentalement avec l’esthétique de l’auteur. Pour le moment, nous nous en tiendrons unique au sentiment de colère de chaque protagoniste replacé dans le contexte de son expression
Contexte1 : Bienaimé, homme de la colère Il est dit clairement, -- par une sorte de jugement d’autorité, étant celui du narrateur sur le personnage qu’il a créé lui-même-- que le sentiment de colère est constitutif du caractère de Bienaimé, on dirait de <type bilieux<, ce qui en fait un être au sang bouillant, c’est-à-dire tout simplement un homme de la colère :
« La colère, c’était la seule sève qui lui restait dans les veines. Il en faisait grand usage » Contexte 2 La colère de Bienaimé contre Manuel Au moment du partage des tâches, après la découverte de l’eau, Bienaimé, contre l’avis du fils, n’entendait pas du tout que le camp ennemi participât à la grande coumbite. Il affirma sa furieuse désapprobation de la plus violente manière : «
Ferme ta grande gueule, palabreur, rugit Bienaimé. Je ne veux plus t’entendre. Et si tu continues, je te tannerai la peau, dans la mesure de ton dos, à coups de bâton// » Et comme un effet dévastateur de la soudaine montée d’adrénaline :
« Il brisa sa pipe en la lançant violemment sur le sol et partit à travers champs pour donner de l’air et de l’espace à sa rage ». Contexte 3 : Suite de la même tempête bilieuse La colère tenace du père n’a pas tombé, au contraire continuait à bouillir sa bile longtemps après : « De son côté, Bienaimé se montrait intraitable. C’est à peine s’il adressait la parole à Manuel et encore rien que pour le commander… ».
C
ontexte 1 : Gervilen faisait une scène terrible à Annaïse A la fin du chapitre VI, Annaïse s’était rendu nuitamment au premier rendez-vous galant que lui avait fixé le fils unique de Délira, mais elle était épiée par un Gervilen jaloux, qui tenait à lui faire une scène, au début du chapitre VII ; cependant l’amoureux dépité n’a pu garder son calme : « Il avait crié ; mais sa voix était restée dans le fond de sa gorge, rauque et gonflée de fureur. Elle respira une haleine empoisonnée de clairin »
Contexte 2 : Suite du contexte précédent Au cours de l’entrevue volcanique, les arguments de l’homme n’ont pu avoir d’effets convaincants sur la jeune fille, et même celle-ci a aggravé la situation en le traitant d’alcoolique, alors sa colère s’amplifia :
« Il parlait avec une âpre véhémence, mais à voix basse, comme si la nuit était aux écoutes »
Contexte 3 : Gervilen tançait ses coreligionnaires Au chapitre XI, on est chez Larivoire où le clan opposé au clan des Jean-Joseph devisait sur la bonne riposte à apporter à la situation qui se prévalait, savoir la possession de l’eau. Gervilen a laissé éclaté sa colère :
« Gervilen avait bondi. La grande rage le secouait. Ses yeux lançaient des étincelles dans le charbon de sa face. Un peu d’écume blanchissait sa bouche » Contexte 4 : Colère de Gervilen contre Manuel Presqu’à la fin du chapitre XII, deuxième réunion chez Larivoire au cours de laquelle se présentait Manuel pour tendre la main de la réconciliation. Gervilen s’y opposait fermement au motif que le sang de son père Dorisca avait coulé et criait vengeance. Quand son argument avait été combattu par Larivoire, figure éminente de son clan en la présence de <l’ennemi Manuel<, alors il ne se possédait plus : « Une grimace frénétique tordait la figure de Gervilen. Il agitait ses mains comme d’énormes araignées »
Dernière image terrible d’un homme littéralement métamorphosé en animal; là, vraiment, les descriptions font foi des sentiments.
Essai structural sommaire Dans ce travail, nous nous sommes limités à une phénoménologie sommaire des affects qui structurent le texte sans nous préoccuper aucunement de leur sémantisme et sémiologie. Car il serait intéressant de savoir les rôles exacts joués par chaque émotion dans l’économie générale de l’univers diégétique. Pour ne rien dire, nous pouvons remarquer au passage que le texte, par une logique manichéenne, privilégie les oppositions binaires qui garantissent l’équilibre de l’ensemble. Ainsi les hommes de colère, situés sur la ligne de la rupture et du chaos, sont contrebalancés par les hommes du rire placés sur la ligne de l’harmonie et de l’ordre. Autrement dit, d’un côté l’hybris ou la démesure qui entraîne tous les déchaînements dionysiaques, face à la mesure apollinien. On pourrait tout aussi bien déterminer des champs sémantiques du Mal qui associeraient des affects comme colère, haine à un phénomène naturel comme la sécheresse, puis à la nuit et au sang,etc., face auxquelles, on opposerait le champ sémantique du Bien qui réuniraient le rire, l’eau, l’amour, la réconciliation, la lumière. En un sens, tout est lié à tout dans ce texte dans lequel se rencontrent des réseaux de signification. Ainsi, espace, temps, actes des hommes sont en parfaire harmonie. Cette ébauche d’analyse pourrait faire l’objet d’une étude plus approfondie.
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