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Le Monde du Sud// Elsie news

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Haïti, les Caraïbes, l'Amérique Latine et le reste du monde. Histoire, politique, agriculture, arts et lettres.


À quoi reconnaît-on un intellectuel de droite aujourd’hui ? Par Razmig Keucheyan

Publié par Razmig Keucheyan sur 12 Janvier 2022, 17:00pm

Catégories : #INTERNATIONAL, #CULTURE, #ECONOMIE

On oublie trop souvent à gauche – ou l’on ne prend pas au sérieux – que la droite pense, qu’elle a ses intellectuel·les. Pour autant, on ne saurait appréhender ces derniers·ères comme on saisit les pensées critiques, dans la mesure où les pensées de droite sont étroitement liées à des pratiques de pouvoir.

***

Il y a une difficulté des sciences sociales à travailler sur la droite : la droite en général, et les pensées de droite en particulier[1]. Bien sûr, on trouve une littérature pléthorique en histoire des idées consacrée à Hayek ou Carl Schmitt. Mais sur le contemporain, très peu. Cela s’explique peut-être par deux raisons. La première est que les sciences sociales, notamment en France, sont largement de gauche, et qu’il y a une proximité entre les chercheurs et les organisations ou mouvements qui en relèvent. Parfois, les chercheurs eux-mêmes s’investissent en politique, comme l’illustre en Espagne le cas de Podemos, dont la direction était à l’origine composée de plusieurs universitaires. Cette proximité implique un accès facilité au terrain. Le camp d’en face, bien entendu, est plus difficile à investiguer.

Mais il y a une seconde raison au faible nombre de recherches portant sur la pensée de droite, qui est plus problématique. La gauche et les sciences sociales s’imaginent que la droite domine par la force, la ruse, l’émotion, la manipulation, l’argent, mais non par la pensée. Autrement dit, si la droite est partout au pouvoir, c’est parce qu’elle est puissante, mais non parce qu’elle est convaincante.

L’une des raisons de cette impression est ce qu’il faut bien appeler la bêtise des intellectuels de droite les plus médiatisés. Comment prendre un Eric Zemmour au sérieux, je veux dire comment le prendre au sérieux intellectuellement ? Mais comme le montre Gérard Noiriel dans le livre qu’il lui a consacré, la bêtise a une efficacité politique dans certaines conjonctures, en l’occurrence lorsque les chaînes d’information en continu deviennent le cœur du champ politico-médiatique[2]. Il n’y a pas de raison de penser que les théories les plus cohérentes ou sophistiquées soient les plus performantes politiquement, en tout cas sur le court terme. Il faut donc prendre la bêtise en politique au sérieux. « Le malheur est qu’elle ait quelque chose de naturel et convaincant », dit Robert Musil dans son essai De la Bêtise[3]. Et il ajoute que parfois la bêtise « ressemble à s’y méprendre au talent ».

Mon argument sera que la sociologie des pensées de droite doit être partie intégrante de la sociologie des classes dominantes, ce qui n’a pas été le cas jusqu’ici. La sociologie des classes dominantes, celle notamment des Pinçon-Charlot et des chercheurs qu’ils ont inspirés, ne s’est pas beaucoup intéressée à cette dimension de son objet. Elle a étudié l’entre-soi des dominants ou les modalités de leur reproduction, mais pas la façon dont ils réfléchissent, et aux effets de leur pensée sur les formes de leur hégémonie. Mais la droite pense, sa pensée est multiforme, et l’hégémonie des droites découle en partie d’opérations intellectuelles – même si l’argent et la manipulation ont bien sûr également leur part.

 

Connecter la théorie et la pratique

Dans Sur le marxisme occidental, Perry Anderson montre que l’échec de la révolution allemande a produit dès les années 1920 une rupture au sein du marxisme, donnant lieu au « marxisme occidental »[4]. Les marxistes « classiques » – Kautsky, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg… – avaient deux caractéristiques. D’abord, ils étaient historiens, économistes, sociologues, bref, ils s’occupaient de sciences empiriques. Leurs publications étaient pour une bonne part indexées sur l’actualité politique du moment. Ensuite, ils étaient des dirigeants de partis, des stratèges confrontés à des problèmes politiques réels. Ces deux caractéristiques étaient étroitement liées : c’est parce qu’ils étaient des stratèges qu’ils avaient besoin de savoirs empiriques pour prendre des décisions. À l’inverse, leur rôle de stratège nourrissait leurs réflexions de connaissances empiriques de première main.

Le marxisme « occidental » de la période suivante naît de l’effacement des rapports entre intellectuels et organisations ouvrières qui prévalaient au sein du marxisme classique. Au milieu des années 1920, les organisations ouvrières sont partout battues. Le reflux qui s’enclenche alors conduit à la mise en place d’un nouveau type de lien entre intellectuels et organisations de gauche. Avec Adorno, Sartre, Althusser, Della Volpe, Marcuse et quelques autres, les marxistes qui dominent le cycle qui va du milieu des années 1920 à 1968, dans les pays du Nord, ont des caractéristiques contraires à celles des marxistes de la période précédente. D’abord, ils n’ont plus de liens organiques avec le mouvement ouvrier, et en particulier avec les partis communistes. Ils n’y occupent plus en tout cas de fonctions de direction.

Ensuite, les marxistes occidentaux, contrairement aux marxistes classiques, élaborent des savoirs abstraits, et non des savoirs empiriques. Ils sont pour la plupart philosophes, et souvent spécialistes d’esthétique ou d’épistémologie. De même que la pratique des sciences empiriques était liée au fait que les marxistes de la période classique exerçaient des fonctions de direction au sein des organisations ouvrières, de même l’éloignement par rapport à ces fonctions provoque chez eux une « fuite vers l’abstraction ». Les marxistes produisent désormais des savoirs énoncés dans des langages hermétiques, qui relèvent de domaines sans rapports directs avec la stratégie politique.

Les pensées critiques contemporaines prolongent ces tendances lourdes attribuées par Anderson au marxisme occidental[5]. La dissociation de la théorie et de la pratique politiques s’est indéniablement encore accentuée dans leur cas. Il est rare que les grandes figures des pensées critiques actuelles – Jacques Rancière, Nancy Fraser, Slavoj Žižek, Ernesto Laclau, Judith Butler, Axel Honneth, Fredric Jameson… – soient membres d’organisations politiques ou syndicales, et plus rare encore qu’ils y occupent des fonctions de direction. S’ils ont pu à un moment ou un autre de leur parcours faire de la politique, ils se cantonnent le plus souvent à un rôle de conférencier. La dissociation de la théorie et de la pratique politiques reste donc un fait majeur aujourd’hui dans les courants de la gauche.

La droite n’a pas ce problème de rupture entre la théorie et la pratique. Et pour cause : elle est la plupart du temps au pouvoir, et même lorsqu’elle ne l’est pas, ses idées le sont, autrement dit la haute administration ou les « éditocrates » formés dans ses écoles empêchent qu’un programme de transformation sociale puisse être mis en œuvre. Une caractéristique de la pensée de droite est qu’elle est connectée à la pratique, à des pratiques de gouvernement, dans le champ politique et économique. Les deux « hémisphères » sont donc asymétriques dans leur rapport au pouvoir : celui de gauche en est durablement déconnecté, celui de droite lui est étroitement lié.

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