L’un des professeurs de sociolinguistique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), friand amateur de la haute poésie du Guadeloupéen Saint-John Perse et mathématicien de formation avant d’arpenter les terres arables de la linguistique, disait souvent, en salle de cours, que dans la langue usuelle comme dans la fiction poétique et romanesque, les mots ont une saveur, une tonalité, une résonance, une histoire, un sens premier ou différencié selon le contexte d’énonciation, selon le registre de langue et selon l’époque. Les dictionnaires de la langue usuelle et les terminologies spécialisées témoignent à des degrés divers de la pertinence des remarques du sociolinguiste de l’UQAM, et l’histoire de la migration des mots en témoigne lorsqu’ils se déplacent d’un territoire à l’autre, d’une époque à l’autre, d’un domaine à l’autre, d’un registre de langue à un autre. Les linguistes et sémioticiens qui suivent depuis plusieurs années les travaux de la psychanalyste et linguiste Julia Kristeva sont familiers de cette problématique repérable notamment dans son roman « Les Samouraïs » (Éditions Fayard, 1990) où la « parole est liée à un plaisir essentiel », à la « saveur des mots » (Kristeva, 1990 : 35), « à la musique des lettres » (ibidem : 38). Dans un texte d’une grande amplitude analytique publié aux Éditions Fayard en 1999, « Le génie féminin 1. Hannah Arendt », Julia Kristeva revient sur le sujet : « La saveur des mots, rendue aux individus robotisés que nous sommes, est peut-être le plus beau cadeau qu’une écritureféminine puisse offrir à la langue maternelle ».
L’un des enseignements de Julia Kristeva est que la saveur, la tonalité et la résonance des mots ont une histoire, un « sédimentaire mémoriel », une inscription historique datée et
repérable dans le corps social. L’inscription historique datée et repérable d’un terme dans le corps social est étudiée par la lexicologie depuis ses racines étymologiques jusqu’à son
traitement lexicographique. Sur le plan lexicographique par exemple, l’excellent dictionnaire « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » du linguiste-lexicographe Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007) définit comme suit le terme « kamoken » : kamoken 1 – n. quinine ; kamoken 2 – n. dissident [rebel against Duvalier regime] Kamoken yo deside pou yo desann gouvènman an. The dissidents decided to topple the government. » Les deux acceptions du terme sont donc consignées et situées sur l’échelle du temps : (1) il s’agit d’abord d’un médicament, la quinine (un alcaloïde naturel antipyrétique, analgésique et surtout, antipaludique) employé en Haïti pour lutter contre le paludisme. (2) Le terme « kamoken » 1 / « quinine » a ensuite migré vers le créole depuis son sens originel du domaine de la pharmacologie vers celui du champ politique durant la dictature de François Duvalier, « kamoken 2 » désignant des « rebelles » en lutte contre la dictature de François Duvalier. L’histoire de la migration historique et sémantique du terme médical « kamoken » n’a pas été étudiée jusqu’ici puisque nous n’en avons pas trouvé d’occurrence suivie d’une définition dans le lacunaire « Diksyonè kreyòl Vilsen » ni dans le tout aussi lacunaire « Diksyonè kreyòl karayib » d’Evelyne Trouillot. Le terme « kamoken » / « quinine » ne figure pas non plus dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », le plus médiocre lexique anglais-créole de toute la lexicographie créole haïtienne.
L’on observe toutefois que le terme français « camoquin » est répertorié dans TERMIUM PLUS, la banque de données terminologique du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien. Dans les domaines d’emploi génériques « éléments et composés chimiques » et « médicaments », il est défini comme suit : « Antipaludique administré par voie buccale, dont l’effet est radical dans les formes à Plasmodium falciparum [et qui est] aussi actif dans l’amibiase hépatique […] ». Les équivalents anglais de « camoquin » sont les variantes « amodiaquine » et « amodiaquin » ainsi définis : « A chemical used to suppress malaria and to treat malaria due to Plasmodium falciparum or liver abscess due to ameba ». Le terme « kamoken » figure dans un article du site Ayibopost daté du 13 mai 2020, « Qu’est-ce qu’un Kamoken ? ». Cet article rapporte le propos de l’historien Michel Soukar selon lequel l’emploi du terme « kamoken » s’est popularisé en référence au combat des frères Fred et Reneld Baptiste, dans les années 1960, contre la dictature de François Duvalier. Les frères Fred et Reneld Baptiste auraient été perçus, dans l’imaginaire populaire haïtien, comme un « médicament » contre la dictature de François Duvalier : le « camoquin » français étant devenu le « kamoken » en créole. Sous réserve d’une étude étymologique/sémantique fouillée, l’on peut poser que la dérivation du terme médical « quinine » vers le terme créole « kamoken » obéit sans doute à une logique sémantique interne qui s’éclairerait du passage de la fonction médicale vers la fonction politique et sociale du terme médical de départ. La migration des termes scientifiques et techniques vers la langue usuelle est un phénomène courant dans les langues naturelles. Ainsi en est-il des appellations de « marques déposées » ou de « marques de commerce » qui, par un procédé de lexicalisation, sont devenus des termes d’usage courant sur les différents registres du français quotidien : aspirine, kleenex, frigidaire, kodak, etc. Ils sont également en usage en créole : aspirin, klinèks, frijidè, kodak, etc. Les dictionnaires espagnols suivants ne consignent aucune attestation de « camoquin » : Real Academia Española, les dictionnaires espagnol – français Le Robert & Collins, le Dictionnaire espagnol-français en ligne Larousse. Autre exemple : l’histoire de la migration historique et sémantique du terme « dilatoire » (nom et adjectif) a été étudiée par le lexicographe André Vilaire Chery dans son remarquable « Dictionnaire del’évolution du vocabulaire français en Haïti » (tome 1, Éditions Édutex, 2000). Ainsi, il précise (page 122) que ce terme est issu du latin juridique dilatorius et qu’il a migré « de l’univers des tribunaux pour investir le champ politique et la vie parlementaire pour ensuite passer dans le grand public grâce aux médias ». Le terme français « dilatoire » a le même sens que « dilatwa » en créole et il s’emploie dans les mêmes contextes.
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