Cerner la personnalité de l’homme Manuel dans toutes ses facettes n’est pas chose aisée, il faudra s’y mettre pourtant pour compléter ce que nous en avions déjà dit; car jusqu’ici nous avons essayé de brosser son portrait par petites touches impressionnistes. Cependant il faut reconnaître que, quelle que soit la bonne volonté qu’on déploie, on ne pourra pas objectivement tout savoir sur notre objet d’études, tout simplement en raison de la part d’ombre que comporte sa vie, à l’image de celle de tous les êtres humains. A l’évidence, au départ, sur la base de ce que dit le livre, nous admettons qu’il y a ce qui est explicite, qui peut se lire littéralement dans la zone claire de l’œuvre, et ce qui est implicite exprimé dans la zone grise de l’œuvre, que l’on doit déduire logiquement. Pour la seconde perspective, alors comme voies d’approche, on se permet d’avoir recours à de multiples hypothèses pour essayer de conjurer le manque, faute de pouvoir le combler. Procédant par questionnements naïfs, nous nous demandons si Manuel était un alchimiste ou un mystique ou un mage, autant de traits qui définissent un saint ou un grand homme, c’est-à-dire une être qui sort de l’ordinaire, en effet, Manuel que le roman présente comme un être ordinaire, est en fait un être extraordinaire, qui prend sa place par les Mages de notre temps que sont Mahatma Ghandi, Martin Luther King, Dalaï Lama, Nelson Mandala, etc. tous apôtres de la non-violence.
Manuel est loin d’être un homme ordinaire, encore moins un simple paysan qui a vécu à Cuba pendant quinze ans ; ça ne suffit pas pour nous faire un saint. Une première idée nous porte à émettre l’hypothèse que Manuel soit un élu de la Providence, c’est-à-dire un initié à cause des dons dont il semble être investi. Le texte ne dit-il pas qu’<il est auréolé de mystères et de légendes ?< Une chose est qu'il est différent des autres, nimbé d’un aura qui le désigne comme un chef naturel. On doit comprendre qu’il est doté d’un charisme évident, car force est de constater qu’il a le pouvoir d’entraîner l’adhésion des autres. On peut parler de dons naturels. Explicitement, il n’est fait mention d’aucune puissance occulte qui l’aurait pris sous son ombre tutélaire, cependant des faits concordants permettent d’arguer qu’il est un être exceptionnel, sortant du lot commun. Il se signale également par son aptitude à retrouver dans les joies les plus simples de la vie le goût du paradis. Nous voilà face à un être habité par le sens de la mission, comme s’il se savait appeler à un destin particulier. Généralement, on ne se lève pas un beau matin et décidé de se présenter en Sauveur ou Libérateur de son peuple ; pour cela il importe d’en avoir l’étoffe, et obéir à une voix ou un ordre supérieur, qu’il reste à identifier. Pour le Moïse de Fonds-Rouge, les choses semblaient être claires : Dès qu’il a foulé le sol d’Haïti, il s’est senti appelé à une mission. Comme si, de manière surnaturelle, il aurait reçu un ordre de passage à l’acte. A ce propos, le livre distille ici et là des indices probants qui illustrent les préoccupations douloureuses du héros. Comme indice de début, le texte insiste sur le souci d’évaluer l’étendue des ravages de la sécheresse : « il se’ sentit abattu et comme trahi ». Puis en montrant le protagoniste se chargeant d’un faix en écrivant : « il courbait u peu le dos comme s’il portait un fardeau » Comme indice de la fin, c’est la marche vers la mort par le sacrifice de soi.
Seulement, il y a eu un long chemin vers une prise de conscience débouchant sur un engagement total : « Il avait voulu se rendre compte ; eh bien, il savait maintenant, et pour la source Lauriers ça devait être pareil ; un trou de boue caillée et c’était tout, alors est-ce qu’il fallait se résigner à dépérir lentement, à s’enfoncer sans remède dans le mouvant de la misère et dire à la terre : adieu, je renonce ; non : derrière les mornes, il y avait d’autres mornes, et que le tonnerre l’écrase s’il ne fouillait les veines de leurs ravins avec ses propres ongles, jusqu’à trouver l’eau, jusqu’à sentir sa langue humide sur la main » Justement ce cheminement marque le passage d’une étape à une autre, celle d’un Manuel 1 à un Manuel 2.
Passage d’un Manuel à un Manuel
Le Manuel dans sa nature première s’est révélé vrai homme de rage, un lutteur aggurri dana la période cubaine : « La rage. La rage te fait serrer les mâchoires et boucler ta ceinture plus près de la peau de ton ventre quand tu as faim. La rage, c’est une grande force. Lorsque nous fait la huelga chaque homme s’est aligné, chargé comme un fusil jusqu’à la gueule avec sa rage. La rage, c’était son droit et sa justice. On ne peut rien contre ça »,
Il a manifesté la même pente naturelle d’être bilieux lors de sa rencontre initiale avec Gervilen : « Manuel se débattait entre la surprise et la rage. Encore une seconde de ce voile rouge sur les yeux et il aurait rentré à l’inconnu son insolence à coup de plat de machette sur le crâne, mais il se domina »
Entre l’expression naturelle de cette <rage< son langage naturel, et cet autre <rage< rentrée, maîtrisée, il y a le cheminement d’un Manuel 1, homme ordinaire, vers un Manuel 2 gonflé du voile altier de sa stature de Grand Homme au faîte de la maîtrise de soi. Pour ce renversement ou conversion, il n’a pas fallu tout un siècle…..Ou se pourrait-il qu’il ait- cohabitation des deux ? Nous laissons le bénéfice cette nouvelle hypothèse à d’autres…..
Manuel a-t-il été un mystique ?
L’hypothèse du Manuel mystique, nous induit à cheminer dans les zones grises de l’œuvre où tout est mystère, traces, indices dans l’univers de l’implicite où tout est à déduire à partir d’analyses et d’hypothèses probantes. Dans l’œuvre, on décrit la condition du protagoniste en termes religieux, car on a vu qu’elle baigne dans une ambiance religieuse, et l’espace de la diégèse est saturée d’imageries bibliques. De ce Manuel plongé dans un milieu de grande religiosité taillé sur mesure, on peut en dire autant qu’en a dit Baudelaire du poète, dans les <Fleurs du Mal< perçu comme < un saint, dont la vie est un pèlerinage< L’homme revenu de Cuba a accepté sans hésiter la voie du sacrifice de soi pour sauver sa communauté. A cet acte, on peut avancer comme justification soit la croyance en l’existence de valeurs supérieures qui ont cours dans une vie extraterrestre, ou dans celle dans e royaume des Héros. A défaut de pouvoir se référer au Paradis des chrétiens. Il y a une vision religieuse de la grandeur qui sied aux saints, comme il y a une vision laïque de la grandeur qui sied bien à l’éthique des Héros ou Grands Hommes. Par ailleurs, si d’un côté du spectre on parle de Saint, de l’autre côté on évoque la notion de <Saint laïque< D’ailleurs, implicitement Manuel a mis ses pas dans ceux du Christ ou du moins dans celui d’un croyant qui pratique l’imitation de Jésus Christ. En sorte que son parcours peut être qualifié de <passion< qui l’a mené au Golgotha. Il était courant, pour les chrétiens très pieux, de <refaire< symboliquement ce parcours, notamment à Pâques.
Etait-ce le cas pour Manuel dans sa marche inexorable vers la mort ?
Hypothèse intéressante qui invite à des exhibitions ou des exploits langagiers pour tenir le pari. Comme point de départ, nous nous contenterons du sens strict du mot, savoir : « Alchimie. Art dont les buts étaient la transmutation des métaux en or par la pierre philosophale, la découverte de la panacée. » En effet, on croyait au Moyen Âge que les alchimistes avaient le pouvoir de transformer les métaux vils, notamment le plomb, en or. A ce premier sens, nous ajoutons d’abord une définition qui a rapport au symbolisme du mot apportée par Carl Gustav Jung qui : « a particulièrement insisté sur la valeur psychologique ou spirituelle ou même initiatique de l'alchimie. Elle aurait pour fonction l'individuation, c'est-à-dire le perfectionnement de l'individu dans sa dimension profonde, mais à travers l'inconscient. » Puis celle de Mircea Eliade, historien des religions, développe dans Forgerons et alchimistes dans lequel :« Il développe l'idée, selon l'analogie du macrocosme et du microcosme, que les transformations physiques de la matière seraient les représentations des modalités des rites ancestraux, dans leur trame universelle : Torture - Mort initiatique - Résurrection [72]. Dans "un champ véritablement anthropologique" se situe également l'œuvre de Gilbert Durand, qui revalorise l'imagination. » (Dictionnaire encyclopédique Wikipédia, Internet)
Il y a plus, car sur le plan strictement littéraire, on trouve un parallèle entre alchimie et la poésie comme on peut le lire ici : « Le parallèle entre l’alchimie et la poésie a été utilisé par plusieurs poètes. On pense à Arthur Rimbaud et à son <alchimie du Verbe< » (Profil 167, Hatier) Mais si, sur le plan symbolique, l’alchimie consiste à rendre au monde matériel sa perfection perdue, en y faisant resplendir une lumière divine et spirituelle, qu’est-ce qu’il nous apprend sur le travail effectué par Manuel à Fonds-Rouge ? Autrement dit, en quoi le protagoniste a-t-il été un alchimiste ? Pour y répondre, on va procéder par comparaison, ou par analogie en transposant un fait vers un autre fait : le plomb pour Manuel, c’est le caractère des paysans ancrés dans des traditions axées sur la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent ; en une nouvelle table des valeurs fondée sur le pardon, le sacrifice de soi, la concorde, la fraternité.
La matière vile est le caractère des hommes qui se seront transfigurés par l’amour, comme étalon Comme exemple de la matière à transformer, le livre décrit à deux reprises
les nègres donnés comme masse de plomb à transformer en or. Une première fois, Manuel s’est écrié : « Ces habitants de Fonds-Rouge, ces têtes dures, ces cabèzes de roche…. » Et une
seconde fois au sujet de la coupe systématique des arbres utilisés comme source d’énergie : « En voilà des nègres inconséquents, des nègres sans mesure »
La quête d’harmonie fait aussi partie du programme alchimique : « C’est l’harmonie ouverte. l’harmonie par-delà les contraires, le paradoxe comme esthétique, l’or retrouvé. Si l’or est une dimension du temps, s’il faut partir à la recherche de ce temps-là ? Peut-être, est-ce le temps chez Proust ?, retrouver l’or du temps perdu. A la recherche de l’or perdu du temps » (revue <L’INFINI <98 Printemps 2007)
Sur le plan communautaire, c’est le passage d’une société divisée rongée par la misère à une société harmonieuse prospère où règne l’unité. Par exemple, Baudelaire a repris l’image alchimique fondamentale en disant : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or »
Le roman de Jacques Roumain est hanté par la vision idyllique d’un monde parfait comme nous l’apprend Bienaimé : « A l’époque, on vivait tous en bonne harmonie, unis comme les doigts de la main et la coumbite réunissait le voisinage pour la récolte et le défrisage » C’était vers cet objectif ultime que tendait tout l’effort de Manuel en prêchant la concorde pour créer un monde débarrassé des conflits où tout est harmonie, vrai paradis sur terre.
Le dernier palier de la quête alchimique demeure la recherche de la pierre philosophale a comme correspondance dans le roman à la quête de l’eau figure la recherche de la pierre philosophale, ce par quoi la perfection humaine est possible
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