Lettre à un ami
Montréal 17 juillet 2010
Cher ami,
Pendant plus de deux siècles, la langue officielle d’Haïti était le français. Tout ce qui était officiel se faisait dans cette langue. Le français était donc naturellement la langue de l’enseignement, surtout après le Concordat de 1860 et l’arrivée de France de Religieux, les Frères de l’Instruction Chrétienne, les Sœurs de St. Joseph de Cluny et les Pères du St. Esprit. Le corps enseignant comprenait aussi quelques professeurs étrangers, des laïcs français et quelques Haïtiens qui avaient aussi ouvert des écoles. Port-au-Prince, la capitale, était privilégiée car la majorité des établissements scolaires s’y trouvait. D’ailleurs, ne disait-on pas dans certains milieux que « semer les écoles c’est semer la révolution » ?
Cependant Haïti est probablement l’un des premiers pays à avoir reconnu l’importance de l’instruction, au point d’inscrire très tôt, au début du XIXe siècle, á partir de la Constitution de 1816, que l’instruction primaire était obligatoire et gratuite et qu’il y aurait dans chaque commune une école primaire pour les enfants de l’un et de l’autre sexe. Dès 1843, on assista à la création d’un département ministériel de l’instruction publique. A titre de comparaison, la loi Jules Ferry, en France, sur l'instruction primaire obligatoire date de 1881. C’était certainement de vains efforts et des vœux pieux, car Haïti n’a jamais eu les moyens économiques de sa politique, surtout après cette date fatidique du 17 avril 1825 quand, pour rompre son isolement, Boyer, acculé, signa le traité de reconnaissance de la dette de l’indépendance, dont nous subissons encore cruellement les conséquences néfastes.
L’instruction en Haïti restera donc l’affaire d’une élite, limitée pratiquement à la classe dominante. Cette éducation « française » ne tarda pas à produire des effets pervers. Elle donna naissance et entretint dans la classe privilégiée des « parlant français », des « hommes de luxe n’ayant d’aptitude à rien mais avec des prétentions à tout », professant une supériorité vis-à-vis du reste de la population, affichant un bovarysme pédant, aliénés au point de finir par se concevoir autrement qu’ils ne l’étaient. Une partie de cette classe dominante s’efforça à désapprendre à être haïtien en reniant son passé et toute affiliation avec la majorité analphabète, créolophone. L’État, dont cette classe sociale avait le contrôle, se fit prédateur en exploitant la classe laborieuse et en vivant à ses dépens pour satisfaire ses besoins ostentatoires de reconnaissance. Il n’y a pas eu ni conscience sociale collective, ni de projet national inclusif. La société haïtienne est restée divisée, faite de groupes juxtaposés, recroquevillés sur eux-mêmes, s’ignorant, se méprisant même l’un l’autre, avec des agenda particuliers antagonistes. Un pays ne saurait progresser ainsi sans une certaine cohésion sociale et sans une vision d’un lendemain meilleur portée par un projet national pérenne !
Certains ont ressenti un malaise de devoir « apprivoiser avec des mots venus de France ce cœur venu du Sénégal ». Le mouvement indigéniste s’en indigna et notre littérature incorpora peu à peu une couleur locale. Une certaine coquetterie favorisa l’usage d’un certain créolisme dans les écrits et, même, un genre littéraire nouveau, made in Haïti, la Lodyans, fit son apparition. Les autres modes d’expressions artistiques, la musique et la peinture, emboitèrent le pas. Mais l’hégémonie de la langue française n’a jamais été mise en cause. Certains se justifiaient en disant que la langue française était un butin de guerre conquis sur les champs de bataille, d’autres clamèrent pompeusement qu’ « Haïti était la France noire » !
Parallèlement, il est tout à fait indéniable que ce système d’enseignement a produit aussi, au cours des ans, génération après génération, des noyaux d’intellectuels de haut calibre, qui nous ont légué des œuvres remarquables, comme pour justifier le fait de ne pas remettre en question la langue de l’enseignement, qui avait tout de même ses adversaires, depuis sous Pétion ! La liste est trop longue, il est superflu et pas nécessaire de tenter de citer ici ces Intellectuels. Ils ne venaient pas tous de l’élite, quelques uns étaient issus des couches moins nanties, créolophones, dont certains ne manquaient pas d’afficher fièrement leur origine. Ils ont pu profiter de cet enseignement et ont fait brillamment leur marque tant en Haïti qu’à l’étranger. Anténor Firmin, de la Fossette, Louis Joseph Janvier, le paysan de Léogane, sont parmi les plus cités et les plus représentatifs de ces hommes transcendants. Chaque génération en a produit ses épigones, moins célèbres, peut être, mais tout aussi valables.
A la fin du siècle dernier, toute une classe moyenne de professionnels formés chez nous, dans ce système éducationnel « français », ont émigré et ont pu briller en Diaspora dans divers domaines. On les rencontre actuellement dans beaucoup d’Universités et Institutions du Haut Savoir en Amérique du Nord et en Europe, dans des disciplines parfois même assez pointues. Nous avons en même temps exporté nos Enseignants en Afrique et en Amérique du Nord, au Québec en particulier, où ils furent grandement appréciés et où leur compétence a été instantanément et unanimement reconnue. Dans la même foulée, bon an mal an, il y a au moins cinq écrivains haïtiens présents avec leur ouvrage au Salon du livre de Montréal. L’année dernière, 2009, cinq prix littéraires importants ont été décernés à des Haïtiens. Qui dit mieux ! La constatation est la même, ils sont tous issus de ce même système d’éducation nationale, « en français », en Haïti. La littérature haïtienne anglophone n’a pas encore beaucoup de représentant.
Malheureusement, ce système d’éducation n’a jamais pu être réellement national, généralisé, dispensant l’enseignement à toute la population, dans tout le pays, malgré l’intention affichée initialement. C’est là sa tare et le grand reproche qu’on peut lui faire. La scolarisation a oscillé entre 10% et 15% au cours des ans, dans une proportion voisinant 25% de la population des villes et 7% de celle des campagnes. L’analphabétisme se situe encore au tour de 55%. Certains veulent croire à un manque de volonté politique de la part des dirigeants, je croirais plutôt à un manque de moyens économiques. La part du budget de l’État haïtien réservée à l’éducation se situait autour de 10%, et encore, cela dépendait de la récolte de café de l’année précédente. Cet échec de l’École haïtienne est en grande partie responsable du sous-développement du pays.
Il fallait que les choses changent ! Elles vont changer, en effet, mais très lentement. Les préjugés sociaux ont la vie dure.
Et Duvalier vint ! Il avait l’ambition de faire la promotion des classes moyennes, mais ce sont les masses analphabètes de l’arrière-pays qu’il a transplantées dans les villes. Sous sa présidence, la classe moyenne a eu droit à un visa avec la permission ou l’obligation d’émigrer. Dans le pays, les masses ont fait irruption et ont assiégé la scène nationale pour imposer leur culture et leur langue. Le Créole acquit, à juste titre, un droit de cité et est reconnu comme langue nationale dans la Constitution. Mais, fidèle à notre atavisme culturel de vouloir toujours faire table rase de tout et du jusqu’au-boutisme jacobin Koupé tet boulé kay ou raché maioc, le Créole est en train de s’imposer comme la seule langue de communication usuelle à tous les niveaux. Parler français en public devient actuellement obsolète. On ne parle plus français en Haïti m’a déjà dit un ami ! Le Créole est sorti de sa positon de langue dominée, méprisée, pour devenir la manifestation identitaire par excellence de l’Haïtien. Dans l’enseignement, sans en avoir les moyens économiques, il pousse la langue française à la sortie, bien que la loi prévoie un passage au français dès la troisième année de l’école primaire. Le balancier de l’horloge s’est nettement arrêté de l’autre côté !
On n’est jamais justifié de remplacer une intolérance par une autre ! Si on reconnait à l’Haïtien le droit de conserver sa langue identitaire et de s’en servir librement, on doit reconnaître du même coup qu’il ne peut ignorer la réalité géopolitique globale. L’apprentissage et la maitrise d’au moins une langue internationale s’avèrent indispensables. Le problème de l’Haïtien est d’être alphabétisé et de pouvoir s’exprimer aussi dans une langue autre que le Créole. Moins que jamais, le développement du pays ne peut se faire sans l’aide internationale, et la possibilité de communiquer et d’échanger dans une langue internationale devient un atout facilitateur. Dans cette conjoncture, post-séisme, où la nécessité de reconstruire Haïti est sur toutes les lèvres, quand certains parlent d’accorder une priorité à l’éducation, il serait souhaitable qu’ils se prononcent sur l’orientation qu’ils préconisent pour l’enseignement. Le monde évolue très vite, Haïti ne peut pas se permettre de s’isoler pour continuer de rétrograder.
Car, si la tendance se maintient, ce culte téméraire du Créole menace d’enfermer la population dans un ghetto, de le pousser hors des courants rapides de la science et de la technologie. Déjà, certaines organisations internationales avouent leur difficulté de rencontrer des interlocuteurs en dehors de Port-au-Prince à cause de la barrière linguistique. Souvent, si elles souhaitent la participation de la Diaspora, c’est parce qu’elles ont besoin d’interprètes.
Qu’il plaise donc au Ciel de nous conserver pendant longtemps Dany Laférrière : c’est une espèce en voie de disparition !
Salut à tous et kenbe fò
Frantz Douyon
Montréal
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